Yoki
20 september 2006, 13:35
Lu dans Le Soir de ce matin :
> Les préjugés nationaux portent souvent la trace de vérités anciennes,
> progressivement estompées par la constitution d'une classe moyenne
> mondiale de culture nord-américaine (dont les comportements et les
> représentations s'imposent même comme norme aux pays où une part
> importante de la population survit au bord de la famine).
> Un Français en visite touristique pourra ainsi facilement repérer ce qui
> a permis de qualifier l'Allemand de "ponctuel, discipliné et travailleur",
> ou l'Italien de "séducteur, chaleureux et malhonnête". Il pourra
> retrouver ces traits, plus ou moins atténués suivant que les natifs du
> pays, plus ou moins satisfaits de leur propre cliché, souhaitent ou non
> lui donner une prolongation au moins ironique.
> Rien de tout cela ne sera possible en Belgique.
> Le cliché associé aux Belges est si grossier, si caricatural que toute
> personne dotée d'un minimum d'éducation le rejettera avec horreur, avec
> cette conséquence que les Belges, dépourvus de tout cliché distinctif, se
> voient dénier la moindre spécificité. Ma thèse au contraire est que si
> les Français se sont contentés d'un cliché aussi grossier, aussi
> méprisant sur les Belges, c'est d'abord qu'ils ne les comprenaient
> absolument pas. Plus que les Allemands, plus que les Italiens, plus même
> que les Anglais, les Belges restent impénétrables aux Français - ainsi, d'ailleurs,
> qu'aux autres Européens.
> Une déviation linguistique implantée depuis plusieurs générations,
> dépassant le phénomène de mode, a me semble t-il forcément un sens (je
> serai obligé faute de compétences de limiter au wallon ; il serait bien
> sûr intéressant d'examiner les déformations qu'a pu subir le flamand par
> rapport �* la langue néerlandaise).
> Lorsque le Belge dit : "ça va", il signifie que la conversation avec son
> interlocuteur a permis de déboucher sur un accord opérationnel ; qu'il
> sait maintenant, sans ambiguïté, ce qu'on attend de lui, et qu'il va s'employer
> �* le faire. Il l'emploie en somme exactement dans les circonstances où l'Américain
> dirait : "OK". L�* ou le garçon de café d'Allemagne du Nord, par son :
> "Alles klar", semble figé dans la contemplation esthétique d'un accord
> parfait client-serveur, le garçon de café belge, par son : "ça va", nous
> paraît déj�* engagé dans l'exécution de la commande. Il est intéressant
> que, seul parmi les Européens, le Belge ait spontanément traduit, dans sa
> propre langue, cette formation linguistique étrangère.
> Le célèbre "une fois" semble rebuter l'analyse par sa polysémie même ;
> mais il me paraît justement intéressant d'examiner les mots que les
> Belges ont choisi de prononcer avec une telle fréquence, et dans des
> configurations de phrase si variables, qu'ils en ont perdu toute
> signification. "Une fois" s'oppose certes �* "jamais" ou �* "toujours" ;
> mais il s'oppose surtout �* "quelquefois" ou �* "un jour ou l'autre".
> Réfractaire aux assertions absolues, le Belge l'est plus encore aux
> assertions vagues. Il souhaite ancrer son discours dans une certitude qui
> doit moins �* la preuve théorique qu'�* l'attestation expérimentale du
> fait, du fait effectivement, "une fois" survenu. Il manifeste, l�* encore,
> ces qualités de pragmatisme qui sont classiquement associées au peuple
> américain.
> On voit maintenant où je veux en venir : dit rapidement, *les Belges sont
> les Américains de l'Europe*.
> Une confirmation intéressante pourra en être trouvée dans les jugements
> diamétralement opposés que les deux plus grands poètes français ont porté
> sur la Belgique. Par sympathie fraternelle pour Edgar Poe, *Baudelaire*
> ne pouvait que détester l'Amérique, "la grande barbarie éclairée au gaz",
> le déclin des valeurs aristocratiques qu'elle symbolisait ; on sait le
> jugement que Baudelaire a porté sur la Belgique. *Victor Hugo* par contre
> ne cesse de saluer ce "petit peuple chaleureux et travailleur" ; il n'est
> pas interdit, même, de penser que ce soit son séjour en Belgique qui lui
> ait donné l'idée des "états-Unis d'Europe".
> Cette comparaison jette en outre un éclairage supplémentaire - et assez
> déplaisant - sur le mépris avec lequel les Français, depuis longtemps,
> traitent les Belges. Par rapport aux Américains, les Français ont
> développé ce que Brückner appelle le *complexe du roquet* ; ne pouvant
> les mépriser - puisqu'ils sont très évidemment les plus forts - ils ont
> développé �* leur égard une jalousie et une hargne impuissantes, et de
> plus condamnées �* rester muettes. Ainsi ont-ils choisi, de manière assez
> mesquine, de se rattraper sur les Belges, dont ils ressentent, sans
> pouvoir la formuler clairement, la proximité mentale avec le peuple
> américain.
Michel Houellebecq, écrivain,
http://web.mac.com/michelhouellebecq/iWeb/Site/Blog/98DE4722-DF1A-40D0-8A87-C8E86D1CB353.html
> Les préjugés nationaux portent souvent la trace de vérités anciennes,
> progressivement estompées par la constitution d'une classe moyenne
> mondiale de culture nord-américaine (dont les comportements et les
> représentations s'imposent même comme norme aux pays où une part
> importante de la population survit au bord de la famine).
> Un Français en visite touristique pourra ainsi facilement repérer ce qui
> a permis de qualifier l'Allemand de "ponctuel, discipliné et travailleur",
> ou l'Italien de "séducteur, chaleureux et malhonnête". Il pourra
> retrouver ces traits, plus ou moins atténués suivant que les natifs du
> pays, plus ou moins satisfaits de leur propre cliché, souhaitent ou non
> lui donner une prolongation au moins ironique.
> Rien de tout cela ne sera possible en Belgique.
> Le cliché associé aux Belges est si grossier, si caricatural que toute
> personne dotée d'un minimum d'éducation le rejettera avec horreur, avec
> cette conséquence que les Belges, dépourvus de tout cliché distinctif, se
> voient dénier la moindre spécificité. Ma thèse au contraire est que si
> les Français se sont contentés d'un cliché aussi grossier, aussi
> méprisant sur les Belges, c'est d'abord qu'ils ne les comprenaient
> absolument pas. Plus que les Allemands, plus que les Italiens, plus même
> que les Anglais, les Belges restent impénétrables aux Français - ainsi, d'ailleurs,
> qu'aux autres Européens.
> Une déviation linguistique implantée depuis plusieurs générations,
> dépassant le phénomène de mode, a me semble t-il forcément un sens (je
> serai obligé faute de compétences de limiter au wallon ; il serait bien
> sûr intéressant d'examiner les déformations qu'a pu subir le flamand par
> rapport �* la langue néerlandaise).
> Lorsque le Belge dit : "ça va", il signifie que la conversation avec son
> interlocuteur a permis de déboucher sur un accord opérationnel ; qu'il
> sait maintenant, sans ambiguïté, ce qu'on attend de lui, et qu'il va s'employer
> �* le faire. Il l'emploie en somme exactement dans les circonstances où l'Américain
> dirait : "OK". L�* ou le garçon de café d'Allemagne du Nord, par son :
> "Alles klar", semble figé dans la contemplation esthétique d'un accord
> parfait client-serveur, le garçon de café belge, par son : "ça va", nous
> paraît déj�* engagé dans l'exécution de la commande. Il est intéressant
> que, seul parmi les Européens, le Belge ait spontanément traduit, dans sa
> propre langue, cette formation linguistique étrangère.
> Le célèbre "une fois" semble rebuter l'analyse par sa polysémie même ;
> mais il me paraît justement intéressant d'examiner les mots que les
> Belges ont choisi de prononcer avec une telle fréquence, et dans des
> configurations de phrase si variables, qu'ils en ont perdu toute
> signification. "Une fois" s'oppose certes �* "jamais" ou �* "toujours" ;
> mais il s'oppose surtout �* "quelquefois" ou �* "un jour ou l'autre".
> Réfractaire aux assertions absolues, le Belge l'est plus encore aux
> assertions vagues. Il souhaite ancrer son discours dans une certitude qui
> doit moins �* la preuve théorique qu'�* l'attestation expérimentale du
> fait, du fait effectivement, "une fois" survenu. Il manifeste, l�* encore,
> ces qualités de pragmatisme qui sont classiquement associées au peuple
> américain.
> On voit maintenant où je veux en venir : dit rapidement, *les Belges sont
> les Américains de l'Europe*.
> Une confirmation intéressante pourra en être trouvée dans les jugements
> diamétralement opposés que les deux plus grands poètes français ont porté
> sur la Belgique. Par sympathie fraternelle pour Edgar Poe, *Baudelaire*
> ne pouvait que détester l'Amérique, "la grande barbarie éclairée au gaz",
> le déclin des valeurs aristocratiques qu'elle symbolisait ; on sait le
> jugement que Baudelaire a porté sur la Belgique. *Victor Hugo* par contre
> ne cesse de saluer ce "petit peuple chaleureux et travailleur" ; il n'est
> pas interdit, même, de penser que ce soit son séjour en Belgique qui lui
> ait donné l'idée des "états-Unis d'Europe".
> Cette comparaison jette en outre un éclairage supplémentaire - et assez
> déplaisant - sur le mépris avec lequel les Français, depuis longtemps,
> traitent les Belges. Par rapport aux Américains, les Français ont
> développé ce que Brückner appelle le *complexe du roquet* ; ne pouvant
> les mépriser - puisqu'ils sont très évidemment les plus forts - ils ont
> développé �* leur égard une jalousie et une hargne impuissantes, et de
> plus condamnées �* rester muettes. Ainsi ont-ils choisi, de manière assez
> mesquine, de se rattraper sur les Belges, dont ils ressentent, sans
> pouvoir la formuler clairement, la proximité mentale avec le peuple
> américain.
Michel Houellebecq, écrivain,
http://web.mac.com/michelhouellebecq/iWeb/Site/Blog/98DE4722-DF1A-40D0-8A87-C8E86D1CB353.html