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Oud 17 februari 2007, 01:21   #1
Jean Naimard
 
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Standaard Etes-vous démocrate ou républicain?

Dans la foulée des "accommodements raisonnables", j’ai retrouvé ce vieux
texte de Régis Debray paru en France il y une douzaine d’années, �* propos
de l’affaire du foulard islamique.


* * *

Etes-vous démocrate ou républicain?
Par Régis Debray.
Le nouvel Observateur, 30 novembre-6 décembre 1995 / pp. 115-121

> Trois foulards ont démontré, si besoin en était, que les années 1990
> ne ressembleraient pas aux années 1980. Qu’on se reporte un peu en
> arrière : tout dans la décennie qui s’achève portait �* l’acceptation
> de cet ornement vestimentaire. C’étaient les années de l’individu-roi,
> de la dispersion des modes, de l’apparence triomphante, du droit �* la
> différence et de la grande tolérance “droit-de-l’hommiste”, celles des
> tribus souveraines et de la naissance d’une conscience communautaire.
> Années précieuses qui ont fait progresser les droits, modernisé la
> démocratie française, acclimaté le réalisme économique, sonné le glas
> du défi totalitaire. Années utiles qui ont contraint les intellectuels
> largement discrédités par les errements des deux décennies précédentes
> �* une cure de silence dont Max Gallo a eu grand tort de se plaindre il
> fallait bien, pour tout repenser, un peu de calme et de discrétion.
>
> Il y a un mois, pour la première fois depuis longtemps, c’est autour
> d’un texte produit par des philosophes que s’est organisé un grand
> débat national. Pour la première fois depuis longtemps, la société de
> l’individu sans frein s’est posé la question de l’interdiction, sans
> que les partisans de la fermeté soient nécessairement catalogués dans
> le camp des passéistes ou des réactionnaires. Droit, philosophie,
> éthique prennent la place de la sociologie reine des années
> soixante-dix et de l’économie impératrice des années 1980. Rien
> d’étonnant puisque l’Europe rentrée dans l’histoire se pose
> aujourd’hui une double question exaltante : comment construire la
> démocratie �* l’Est, comment la développer �* l’Ouest ? Il y a un an
> déj�*, « le Nouvel Observateur » dressait le décès des années 1980
> tuées par l’aprés-krach (voir le numéro du 31 décembre 1988). Ce n’est
> pas un hasard si c’est le même hebdomadaire qui a publié avec éclat
> l’appel des cinq philosophes. Ce n’est pas un hasard si nous
> consacrons aujourd’hui une place inhabituelle �* un autre texte de
> fond, celui que nous a proposé Régis Debray.
>
> Alceste �* la plume acérée, Debray représente une tradition de pensée
> que l’Observateur a souvent accueillie, sans y adhérer pour autant. Il
> nous a seulement semblé que son analyse, par sa qualité et son
> �*-propos, pouvait lancer un débat qu’il est dans notre vocation de
> susciter. Etes-vous démocrate ou républicain ? Autrement dit
> croyez-vous �* un particularisme français qui ferait de la République
> une forme originale — et supérieure — de démocratie ? Ou bien
> croyez-vous que le progrès passe justement par ‘la fin de l’exception
> française et l’adaptation en France des avancées démocratiques des
> pays anglo-saxons ? Le droit sans l’État, ou bien l’État garant do
> droit ? Les deux modèles existent dans la vie politique, ils
> sous-tendent deux attitudes, deux cultures politiques. On peut même en
> faire un jeu de société. Qui est démocrate, qui est républicain ? […]
> Debray se dit républicain. Dans les semaines qui viennent les
> démocrates s’expliqueront. La discussion commence.
>
> Laurent Joffrin


La question ne sera-t-elle donc jamais posée ? Celle qui commande �* tous
les débats du jour l’identité d’une république, par quoi notre pays fait,
en Europe et dans le monde, exception. Hier, un Code de la Nationalité.
Aujourd’hui, un foulard. Demain, n’importe quoi : polémiques écrans,
batailles sans raison. On ne guérira pas ces mauvaises fièvres sans en
déceler la cause première.

Nous payons tous �* présent, par une indéniable confusion mentale, la
confusion intellectuelle entre l’idée de république issue de la Révolution
française, et l’idée de démocratie, telle que la modèle l’histoire anglo-
saxonne. On les croit synonymes, et chacun de prendre un terme pour un
autre. Pourquoi les distinguer ? La société libérale et consumériste n’est
qu’une figure parmi d’autres de la démocratie, mais si dominante et
communicative qu’on la croit obligatoire, y compris dans les pays où la
démocratie a pris d’autres visages.

Refuser par exemple �* une jeune musulmane l’entrée d’une salle de classe
tant qu’elle ne laisserait pas son voile au vestiaire ? « Bonne action »,
clamera le républicain. Non, « mauvaise action ! » s’indignera le
démocrate. « Laïcité », dira l’un. « Intolérance », dira l’autre. (Vous et
moi avons répété la scène ces derniers temps.) Querelle de mots ? Non :
quiproquo des principes.

On peut se dire républicain sans se conduire en démocrate : certains voient
même l�* notre tentation, voire notre héritage national. Royaume-Uni,
Espagne, Belgique et beaucoup d’autres monarchies constitutionnelles
témoignent �* l’inverse qu’on peut être démocrate sans être républicain. Il
est des républiques de nom, qui n’ont ni les principes ni les contraintes
de la nôtre : ainsi l’Allemagne et les Etats-Unis, qui méritent pleinement
leur nom de démocraties (quoiqu’il y eût beaucoup de république dans la
démocratie de Lincoln, comme le montre encore aujourd’hui la puissance du
Congrès). L’absence de monarchie héréditaire ne fait pas plus une
république, au sens fort et propre du mot, que l’appellation démocratie
populaire n’annonçait le pouvoir du peuple.

Chaque époque a ses fétiches. Nous avons �* présent, et c’est tant mieux,
les droits de l’homme, l’Europe, la société civile, l’État de droit.
Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit de loin. On
comprend l’attrait qu’il exerce sur les peuples de l’Est européen et de
Chine, la vertigineuse espérance qu’il incarne �* leurs yeux. Mais chez
nous, c’est l’un de ces mots-valises qui confondent le genre et l’espèce,
la classe et l’ordre. Nous sommes tous, en Europe, démocrates. Vive les
élections libres ! Certes, ô combien. Mais l’humaniste ne crie pas « vive
les glandes mammaires » parce que tous les hommes sont des mammifères. Les
baleines, les chèvres et les humains donnent �* téter �* leurs petits, mais
on demande �* l’humaniste un peu plus de précision, et �* l’humanité un petit
effort supplémentaire. Comme l’Homo sapiens est un mammifère plus, la
république est la démocratie plus. Plus précieuse et plus précaire. Plus
ingrate, plus gratifiante. La république, c’est la liberté, plus la raison.
L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La
démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on
éteint les Lumières.

C’est une chose étrange en Europe qu’ « une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale » selon le préambule de notre Constitution de 1958
(ou de 1946).

Ce statut de droit légitime un état de fait. A histoire unique,
Constitution unique. Il en découle un certain nombre d’usages,
d’inhibitions, de passions et de devoirs dont nos amis et voisins
démocratiques ne cessent de s’ébaudir ou de s’indigner. Comme l’indiquent
les articles stupéfaits ou rigolards consacrés �* « l’affaire du voile » par
les journaux européens les plus sérieux, il va de soi pour un Anglais ou un
Danois que les Français sont une fois de plus tombés sur la tête. Ils n’ont
pas tort. Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque des insensés
eurent l’audace d’arracher �* Dieu, pour la première fois, le gouvernement
des hommes sur un canton de la planète, nous sommes marginaux et �* contre-
courant. Deux cents ans après et en dépit des apparences, notre République
n’a pas en Europe de véritable équivalent. En 1889, il n’y avait que deux
républiques sur notre continent : la France et la Suisse. Malgré quelques
changements de noms, alentour, je me risquerai �* soutenir que la situation,
cent ans plus tard, n’a pas beaucoup changé.

A l’Audimat planétaire, nous voil�* encore plus �* l’index. Dans un monde où
sur quelque 170 Etats souverains plus de 100 peuvent être déj�* qualifiés de
religieux, les nations laïques forment une minorité en peau de chagrin.
Dans la Communauté européenne qu’on dit sécularisée, la laïcité n’est nulle
part un principe constitutionnel. Pas plus qu’elle ne l’est aux Etats-Unis
d’Amérique (où le Premier Amendement ne stipule que la séparation des
Eglises et de l’État), ou en URSS, où régna pendant soixante ans une
religion d’Etat, le marxisme-léninisme (les Eglises n’ont évidemment pas
l’exclusivité du cléricalisme). Les crucifix continuent de trôner, bien
sûr, dans les écoles publiques d’Espagne. La déchristianisation n’empêche
pas les petits Danois de commencer leur journée scolaire par un psaume. Ni
le « God Save the Queen » de retentir en Grande-Bretagne où l’anglicanisme
est d’Etat. Ni le Code pénal allemand (article 166) de sanctionner le
blasphème, comme celui de la Hollande, patrie de la tolérance, où Rushdie
n’a dû d’être publié qu’�* l’article 147 dudit code qui punit les seules
injures faites �* Dieu mais non �* ses prophètes. Rappelons qu’en France le
blasphème a cessé d’être un délit en 1791.

Coupons court aux anecdotes. Pasteurs ou prêtres fonctionnarisés,
enseignement religieux obligatoire �* l’école sauf demande expresse des
parents, partis confessionnels domi�*nants, bonne conscience ou culpabilité
omniprésentes en toile de fond : dans l’Europe du Marché commun, la
politique n’a pas véritablement conquis sa pleine autonomie sur le
religieux, lequel garde par ailleurs le monopole du spirituel. Dans
l’Europe vaticane et luthérienne, où pape, mollahs et rabbins battent le
rappel des ouailles, la république reste un corps étranger, dont rien
n’assure qu’il est inassimilable. Les décisions communautaires ne se
prennent-elles pas désormais �* la majorité ?

La laïcité n’a pas sa raison en elle-même : s’y arrêter ou s’en obséder,
c’est la ruiner �* terme. Elle n’est qu’un effet secondaire et dérivé d’un
principe d’organisation. La clé de voûte de ce « pilier » n’est pas la
démocratie — rarement laïque — mais la république, qui l’est
nécessairement. Sa remise en question est logique. N’est-ce pas dans
l’hiver 1940 que les devoirs envers Dieu furent rétablis dans les
programmes de l’école primaire, et en 1941 que les curés furent autorisés �*
venir faire le catéchisme en classe ? Au moment où, cachée derrière un
auguste Maréchal, une technocratie jeune, compétente et moderniste prenait
�* Vichy, entre un Mea culpa et un Te Deum, les commandes de l’État
français, en lieu et place de « la République athée ».

Nous le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre
République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne, autoritaire
et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage monarchique, cette
noblesse d’Etat qui l’empâtent. La République française ne deviendra pas
plus démocratique en devenant moins républicaine. Mais en allant jusqu’au
bout de son concept, sans confusion.

Opposer la république �* la démocratie, c’est la tuer. Et réduire la
république �* la démocratie, qui porte en elle l’anéantissement de la chose
publique, c’est aussi la tuer. Comment les démêler, s’ils sont
indissociables ? Selon quels critères idéaux ? Tout gouvernement, pour
borné que soit son horizon, repose sur une idée de l’homme. Même s’il ne le
sait pas, le gouvernement républicain définit l’homme comme un animal par
essence raisonnable, né pour bien juger et délibérer de concert avec ses
congénères. Libre est celui qui accède �* la possession de soi, dans
l’accord de l’acte et de la parole. Le gouvernement démocratique tient que
l’homme est un animal par essence productif, né pour fabriquer et échanger.
Libre est celui qui possède des biens —entrepreneur ou propriétaire. Ici
donc, la politique aura le pas sur l’économie ; et l�*, l’économie
gouvernera la politique. Les meilleurs en république vont au prétoire et au
forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que
donne ici le service du bien commun, ou la fonction publique, c’est la
réussite privée qui l’assure l�*.

En république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens
composent « la nation », ce « corps d’associés vivant sous une loi commune
et représenté parle même législateur » (Sieyés). En démocratie, chacun se
définit par sa « communauté », et l’ensemble des communautés fait « la
société ». Ici les hommes sont frères parce qu’ils ont les mêmes droits, et
l�* parce qu’ils ont les mêmes ancêtres. Une république n’a pas de maires
noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs, ou de proviseurs athées.
C’est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs et des
sénateurs mormons. Conci�*toyen n’est pas coreligionnaire.

Au-dessus de la nation, il y a l’humanité. Au-dessus de la société, il y a
Dieu. Le président �* Paris prête serment sur la Constitution votée par ceux
d’en bas, et �* Washington sur la Bible, qui émane du Trés-Haut. Le premier,
après son « Vive la République ! Vive la France ! » terminal, ira se faire
encadrer dans sa bibliothèque avec les « Essais » de Montaigne dans les
mains. L’autre terminera son discours sur « God Bless America » — et se
fera photographier sur fond de bannière étoilée.

En république la liberté est une conquête de la raison. La difficulté est
que si on n’apprend pas �* croire, il faut apprendre �* raisonner. « C’est
dans le gouvernement républicain, disait Montesquieu, qu’on a besoin de
toute la puissance de l’éducation ». Une république d’illettrés est un
cercle carré, parce qu’un ignorant ne peut être libre, participer �* la
rédaction ou prendre connaissance des lois. Une démocratie où la moitié de
la population serait analphabète n’est nullement impensable.

En république, l’État est libre de toute emprise religieuse. En démocratie,
les Eglises sont libres de toute emprise étatique. Par « séparation des
Eglises et de l'État », on signifie en France que les Eglises doivent
s’effacer devant l’État, et aux Etats-Unis que l’État doit s’effacer devant
les Eglises. On comprend pourquoi : en souche protestante, terrain
d’élection de la démocratie, le droit �* la dissidence était inclus dans la
croyance, l’esprit de religion ne faisant qu’un avec l’esprit de liberté,
En terrain catholique, le droit �* la dissidence a dû être arraché par
l’État �* l’Eglise parce qu’elle se posait en proprié�*taire éternel du Vrai
et du Bien. Et le rang assigné aux recteurs d’université et aux membres de
l’Académie par le protocole républicain est celui qu’occupent cardinaux et
évêques dans les cérémonies démocratiques. Une république fait passer ses
écrivains et ses penseurs avant, une démocratie après ses agents de change
et ses préfets de police. Bon indice que l’évolution du protocole,

L’idée universelle régit la république. L’idée locale régit la démocratie.
Ici, chaque député l’est de la nation entière. L�*, un représentant l’est de
sa seule circonscription, ou « constituency ». La première proclame �* la
face du monde les droits de l’homme universel, que personne n’a jamais vu.
La seconde défend les droits des Américains, ou des Anglais ou des
Allemands, droits déj�* acquis par des collectivités bien limitées mais
réelles. Car l’universel est abstrait et le local concret, ce qui confère �*
chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La raison étant sa référence
suprême, l’État en république est unitaire et par nature centralisé. Il
unifie par-dessus clochers, coutumes et corporations les poids et mesures,
les patois, les administrations locales, les programmes et le calendrier
scolaires. La démocratie qui s’épanouit dans le pluriculturel est fédérale
par vocation et décentralisée par scepticisme. « A chacun sa vérité »,
soupire le démocrate, pour qui il n’y a que des opinions (et elles se
valent toutes, au fond). « La vérité est une et l’erreur multiple », serait
tenté de lui répondre le républicain, au risque de mettre les fautifs en
péril. Le self-government et les statuts spéciaux ravissent le démocrate.
Ce dernier ne voit rien de mal �* ce que chaque communauté urbaine,
religieuse ou régionale ait ses leaders « naturels », ses écoles avec
programmes adaptés, voire ses tribunaux et ses milices. Patchwork
illégitime pour un républicain.

La démocratie peut laisser proliférer les particularismes, s’éclater les
égoïsmes parce qu’In God We Trust est sa devise intime, au reste inscrite
sur chaque billet vert. La one nation under God ne risque pas de se
désagréger parce que Dieu est un bon fédérateur. Elle peut se montrer
matérialiste �* gogo, individualiste en diable parce que le consensus
intercommunautaire est pris en charge, quelle que soit la diversité des
truchements confessionnels, par le message d’Abraham, (déposé sur la table
de nuit de toutes les chambres d’hôtel). Les libéraux qui veulent importer
en république une moitié de démocratie, sans son volet religieux, ne
remplacent pas ce qu’ils détruisent car, amputée de son credo puritain,
cette forme de gouvernement tourne �* la jungle sans foi ni loi. Le
pragmatisme n’est pas �* la portée de la république, qui dépérit sans «
grand dessein ». Car la métaphysique dont toute cité terrestre a besoin,
elle ne peut la demander au Créateur ni �* aucune Révélation. Elle doit être
�* elle-même sa propre transcendance. Elle peut donc mourir de gestion.

En république, l’État surplombe la société. En démocratie, la société
domine l’État. La première tempère l’antagonisme des intérêts et
l’inégalité des conditions par la primauté de la loi ; la seconde les
aménage par la voie pragmatique du contrat, de point �* point, de gré �* gré.
Au règne des fonctionnaires, l�* où l’État, « recteur et vecteur de la
formation nationale »(Pierre Nota), a aussi assuré, et depuis longtemps, la
régulation sociale, s’oppose celui des juristes en terre marchande et
protestante, l�* où la règle advient par le local et le privé. Aussi bien le
nombre de juristes (avocats, notaires, conseils juridi�*ques) est-il en
France très inférieur �* celui des pays voisins :1 pour 2000 habitants, mais
I pour 1 000 en Grande-Bretagne, 1 pour 1200 en RFA et 1 pour 500 aux
Etats-Unis.

Une république se fait d’abord avec des républicains, en esprit. Une
démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative
indifférence, en se confiant �* la froide objectivité de textes juridiques.
50 % d’abstentions aux élections privent une république de substance, mais
n’entament pas une démocratie. Le gouvernement des juges n’est pas
républicain. Pas seulement parce qu’il dépossède le peuple législateur de
sa souveraineté il dispense chaque citoyen de vouloir, en son âme et
conscience, ce que les lois lui dictent.

Et cela n’est pas contradictoire avec ceci que la démocratie met �*
l’honneur le moralisme parce qu’elle confond le privé et le public, les
vertus personnelles et les obligations civiques. On y prend volontiers la
charité pour la justice, l’abbé Pierre pour phare, la Croix-Rouge et les
Restos du Cœur pour une réponse satisfaisante �* la « question sociale ». La
république qui sépare soigneusement le privé du public — pour les mêmes
raisons qu’elle sépare le spirituel du temporel — se refuse �* juger ses
hommes publics sur leur vie privée (comme aux Etats-Unis). Elle préfère le
civisme. A ses yeux, on ne fait pas de bonne politique avec de bons
sentiments ni même une morale. Il peut donc lui arriver d’exercer une
justice sans charité.

Une démocratie, si elle est petite ou moyenne, ou en dette avec son passe,
peut avoir un statut de protectorat militaire sans malaise ni reniement.
L’Allemagne, le Japon, l’Italie sont des démocraties. Une république ne
peut remettre �* un tiers le soin de se défendre sans se nier comme
république. La liberté �* l’intérieur ne fait qu’une avec la souveraineté �*
l’extérieur. S’y appelle patriote celui qui, ne séparant jamais l’amour de
la liberté de l’amour de son pays, ne reconnaît �* sa patrie aucune
supériorité d’essence sur ses voisines. En opprimant plus faible qu’elle,
une république viole ses propres principes, et le découvre tôt ou tard. En
démocratie, les patriotes portent le nom de nationalistes, qui sont gens
redoutables car prêts �* échanger la liberté contre la puissance.

L�* où chaque citoyen doit pouvoir répondre de la liberté des autres, et
donc, le cas échéant, porter les armes, on met la nation dans l’armée et
l’année dans la nation. Que vaudrait l’égalité des citoyens devant la loi
sans l’égalité devant la mort, et dés maintenant le service national ? Le
principe républicain recommande l’armée de conscription. En démocratie, la
défense nationale est souvent en temps de paix l’apanage de professionnels
(comme aux Etats-Unis et du Royaume-Uni).

En république, la citoyenneté ne dépend pas d’une situation de fait mais
d’un statut de droit. Le droit de vote, par exemple, on l’a ou on ne l’a
pas, mais si on l’a, c’est �* part entière. La souveraineté populaire ne se
débite pas en tranches et les droits politiques ne se hiérarchisent pas.
Une démocratie en revanche peut admettre d’avoir des citoyens de première,
deuxième, troisième classe (un peu comme �* Athènes) : elle seule peut
distinguer entre « droit de vote aux élections municipales » et « droit de
vote aux élections nationales » — distinction contraire �* l’éthique comme
�* la légalité républicaines.

En république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village la
mairie, où les élus délibèrent en commun du bien commun, et l’école, où le
maître apprend aux enfants �* se passer de maître. Ou encore, pour faire
image, l’Assemblée nationale et la Sorbonne. En démocratie, ce sont le
temple et le drugstore, ou encore la cathédrale et la Bourse.

La république, dans l’enfant, cherche l’homme et ne s’adresse en lui qu’�*
ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte l’enfant
dans l’homme, craignant de l’ennuyer si elle le traite en adulte. Nul
enfant n’est comme tel adorable, dit le républicain, qui veut que l’élève
s’élève. Tous les hommes sont aimables parce que ce sont au fond de grands
enfants, dit le démocrate. Cela peut se dire plus crûment: la république
n’aime pas les enfants. La démocratie ne respecte pas les adultes.

En république, la société doit ressembler �* l’école, dont la mission
première est de former des citoyens aptes �* juger de tout par leur seule
lumière naturelle. En démocratie, c’est l’école qui doit ressembler �* la
société, sa mission première étant de former des producteurs adaptés au
marché de l’emploi. On réclamera en ce cas une école « ouverte sur la vie
», ou encore une « éducation �* la carte ». En république, l’école peut être
qu’un lieu fermé, clos derrière des murs et des règlements propres, sans
quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) �* l’égard des
forces sociales, politiques, économiques ou religieuses qui la tirent �* hue
et �* dia. Car ce n’est pas la même école, qui se destine l’une �* libérer
l’homme de son milieu et l’autre �* mieux l’y insérer. Et tandis que l’école
républicaine sera réputée produire des chômeurs éclairés, on verra dans
l’école démocratique une pépinière d’imbéciles compétitifs. Ainsi va la
méchanceté, par tirs croisés.

La république aime l’école (et l’honore); la démocratie la redoute (et la
néglige). Mais ce que les deux aiment et redoutent le plus c’est encore la
philosophie �* l’école. Il n’est pas de moyen plus sûr pour distinguer une
république d’une démocratie que d’observer si la philosophie s’enseigne
ou non au lycée, avant l’entrée �* l’université. On verra que dans la
partie la plus démocratique de l’Europe, celle du Nord, de souche
protestante, c’est l’enseignement religieux qui en tient lieu dans les
classes terminales. Les systèmes d’enseignement démocratiques tiennent la
philosophie pour un supplément d’âme facultatif, �* se partager entre
pasteurs et poètes. En république, la philosophie est une matière
obligatoire, qui n’a pas pour fin d’exposer des doctrines mais de faire
naître des problèmes. C’est l’école et notamment le cours de philosophie
qui, en république, relie d’un lien organique les intellectuels au peuple,
quelle que soit l’origine sociale des élèves.

Parce qu’elle est une idée, philosophique, la république est interminable,
Elle se poursuit elle-même indéfiniment dans l’histoire, et ce qui la porte
en avant est cet infini même, cette insatisfaction de soi. Farce qu’elle
est un fait, sociologique, la démocratie peur se trouver belle en son
miroir. Ce contentement de soi assez fréquent permet une propagande
ethnocentrique mais efficace, Se jugeant indépassable, une démocratie se
donne en modèle mondial, non sans bonne conscience. Se sachant imparfaite,
et toujours trop particulière au regard de la République universelle
qu’elle appelle de ses vœux, une république ne sera jamais qu’un exemple.

En démocratie, où l’opinion fait loi, l’argent fait prime. Les appareils de
production d’opinion coûtent en effet de plus en plus cher, L’image
déclasse l’idée, l’oral domine l’écrit ; et dans les campagnes électorales
d’une démocratie, l’affiche exhibe la photo couleur (coûteuse) du candidat,
non sa profession de foi écrite noir sur blanc (bon marché). Aussi le
publicitaire commande-t-il au responsable politique, qui en règle générale
devra manœuvrer, après son élection, sous chantage médiatique. Il réglera
sa politique selon les images qu’on peut ou non en donner, ajustant ses
décisions successives aux degrés d’un baromètre dit d’opinion, lui
indiquant chaque semaine la cote de popularité des uns et des autres. Tout
comme le directeur d’une chaîne de télévision ajuste dans sa programmation
l’offre �* la demande en fonction des résultats de l’Audimat.

En république, le principe, qui est autre chose que le compromis des
intérêts, règle les conduites. Un parti politique, par exemple, n’est pas
une machine �* conquérir et conserver le pouvoir. Il s’accorde non sur un
visage ou une vague promesse mais sur un programme, et si le Souverain
passe contrat avec lui, par son vote, ce parti sera tenu d’honorer son
contrat. Pas plus qu’elle ne confond l’instruction avec l’information ou la
recherche des raisons premières des choses avec les dernières nouvelles du
monde, la république ne fait pas l’amalgame entre le suffrage et le
sondage, la cité et la société. Car ceux qui confondent le peuple et la
foule, ce qui est institué et ce qui est déchaîné, finissent par confondre
la justice et le lynch. Ce qui doit être et ce qui est. Ce qui mérite de
rester et ce qui mérite de passer.

Le maître mot en démocratie sera donc communication. Et en république,
institution. Il n’est pas étonnant que dans le vocabulaire républicain,
instituteur ou institutrice soit un terme noble, comme la fonction, alors
qu’il tend �* faire honte en démocratie. Du rectangle sacré — tableau noir
ou petit écran — dérivent deux types de nomenklatura. Chaque régime sa
noblesse. Celle de la vie et celle du diplôme. Le journaliste, le
publicitaire, le chanteur, l’acteur, l’homme d’affaires composent le Gotha
d’une démocratie. Le professeur, le tribun, l’écrivain, le savant, et même,
paradoxe apparent, l’officier, composent celui d’une république.

Une démocratie peut vivre �* son aise dans le vacarme ambiant, sûr qu’�*
terme un ordre s’en dégagera tout seul. En république, la distinction et le
discernement exigent des enceintes et des plages de silence. La première
peut se définir comme on optimisme du bruit et la seconde comme un
optimisme du recueillement. La « fête de la musique » (comme s’appelle ce
jour-l�* le bruit) incarne la philosophie d’une démocratie, la minute de
silence concentre l’âme d’une république.

La mémoire est la vertu première des républiques, comme l’amnésie est la
force des démocraties. L�* où l’homme fait l’homme, chaque enfant en
naissant est âgé de six mille ans. Quand on n’a que l’histoire pour soi,
s’amputer du passé serait se mutiler soi-même. Quand c’est Dieu qui fait
l’homme, il le refait intact �* chaque naissance. Inutile de se remémorer ce
qu’il y avait avant nous, chaque époque recommence l’aventure �* zéro. Les
plus grands honneurs seront rendus ici aux bibliothèques, l�* aux
télévisions. Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des
grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue le temps
agréablement. Une république comme une bibliothèque est composée de plus de
morts que de vivants, alors qu’en démocratie comme �* la télé seuls les
vivants ont le droit d’informer les vivants. Chaque système a ses
inconvénients, on en discute.

La république aime l’égalité, sans être égalitariste. Car ce n’est pas la
justice mais le ressentiment qui entend niveler les conditions et les
récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts. Il s’agit de
les proportionner — éternel problème sans formule passe-partout, dont la
solution toujours précaire appelle l’interminable combat pour la justice.
L’égalité sociale n’est pas au programme de la démocratie où l’on parle
d’autant plus haut et fort des libertés publiques et individuelles qu’on
veut surmonter l’embarras suscité par les inégalités économiques. Sous le
terme d’« égalité », le démocrate peut se contenter de l’égalité juridique
devant la loi ; mais le républicain y ajoute obligatoirement une certaine
équité des conditions matérielles, sans laquelle le pacte civique devient,
�* ses yeux, un faux-semblant léonin. Le fait que des myriades de parias et
d’intouchables y meurent chaque jour sur les trottoirs n’empêche pas l’Inde
d’être une authentique démocratie (malgré son nom de République). Le fait
qu’�* New York des milliers de homeless et de drogués dorment dans les parcs
en hiver, que les pauvres aient leurs hôpitaux et leurs écoles et les
riches les leurs, sans comparaison possible, n’enlève rien au rayonne ment
mondial et justifié de la statue de la Liberté. Il n’y a plus, dans un
pays, de république, mais il y a encore démocratie lorsque l’écart des
revenus et des patrimoines y est de l �* 50. L’idéal républicain postule,
lui, un certain respect des proportions. Les salaires faramineux des
vedettes et des puissants du jour, par hasard révélés au public, ne
suscitent chez le fauché démocrate qu’un haussement d’épaules simples
rançons, dira-t-il, de la liberté d’entreprendre. Ce n’est pas, en
revanche, pour le républicain, poser �* l’ascète ou au spartiate que de
réprouver les fossés du luxe et l’accroissement des privilèges. La pauvreté
émeut une démocratie elle ébranle une république. La première veut un
maximum de solidarité— et quelques dons. La seconde, un minimum de
fraternité, et beaucoup de lois. Et ce que l’une confie �* des fondations,
l’autre le demande d’abord �* des ministères.

On peut aussi traduire ces deux sensibilités en idéologies rassurantes et
répéter avec les grands ancêtres le socialisme, c est la république, et le
libéralisme, la démocratie, poussées l’une et l’autre jusqu’au bout. Mais
cette opposition, parfaite ment exacte, apparaîtra rétro aux lecteurs de «
Globe ». Les socialistes eux-mêmes, ces « vieux républicains », se voulant
désormais jeunes et branchés, le thème « inégalités sociales » passe
derrière l’antienne « droits de l’homme ».

Un républicain se gardera de dissocier l’homme du citoyen parce que c’est
l’appartenance �* la cité qui donne �* un homme ses droits politiques. Dés le
moment où l’individu n’est plus traité comme citoyen mais comme un simple
particulier, l’esclavage pointe �* l’horizon — et dans l’immédiat,
l’arbitraire, qui est l’absence de lois. La liberté en république n’advient
�* l’individu que par la force des lois, c’est-�*-dire par l’Etat. Il n’est
pas étonnant que les démocrates ne parlent que des « droits de l’homme »
quand un républicain ajoute toujours : « et du citoyen ». Ajout qui n’est
pas �* ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la condition
de la tolérance et non son opposé.

Cela n’interdit pas qu’en son privé, et assez souvent, le républicain
réfractaire �* l’air du temps se conduise en « individualiste » et le
démocrate, âme poreuse que le social oblige, en « socialisé ».
L’individualisme, dont la démocratie fait religion, devient alors l’âme
d’un monde sans individus, l’arôme spirituel du mouton. La statistique
promeut plus sûrement l’opinion médiocre que l’opinion éclairée. Les
chambardeurs qui vénèrent la différence, brocardent vulgates et
orthodoxies, baptisent « liberté » le « fais ce que voudras », se
ressemblent parfois plus entre eux que les esprits rangés pour qui la
liberté consiste �* bien penser et �* faire ce qu’on doit. Thélème n’est pas
toujours où l’on pense.

Combler les écarts entre individus, c’est l’idéal d’un monde où une
discussion est dite utile lorsqu’elle permet �* des adversaires d’harmoniser
in fine leurs points de vue en émoussant les arêtes, comme si la démocratie
nous imposait ce devoir envers autrui : tomber d’accord. En république, on
ne juge pas inutile de débattre pour clarifier ses différences, voire pour
les aiguiser dans un mutuel respect. « Les extrêmes me touchent » est le
mot d’un républicain. « Tout ce qui est excessif est insignifiant » celui
d’un démocrate. La gageure du républicain: allier la malséance �* la
courtoisie. Incommode, on le voit, ce régime qui a d’abord besoin d’esprits
incommodes.

La démocratie, qui marche au consensus, a besoin, pour se désennuyer, de
scandales et de « révélations », comme de « in » et de chic, la mode
servant d’ombre portée au conformisme. Monstre d’orgueil et âme noble,
Stendhal est le républicain par excellence. Son ami Mérimée, un démocrate
profond. Victor Hugo est républicain, Sainte-Beuve démocrate. (Faubert ni
l’un ni l’autre.) Il fallait être un peu seigneur pour dire non �* Napoléon
III, ami des pauvres et champion avoué de la démocratie, �* qui le suffrage
universel donna la majorité jusqu’�* la fin. Minoritaire, un républicain
s’enflamme. Un démocrate en minorité est un homme (ou une femme) déprimée
(e).

Il n’y aurait pas jeu de société plus actuel que le « qui est quoi ? » Joxe
et Chevènement, « républicains » ? Lang et Jospin, « démocrates » ?
Chevénement a rendu son honneur �* l’Ecole, mais Joxe admet volontiers le
« foulard » dans l’école publique. Rien n’est simple. Mitterrand semble «
républicain » dans l’adversité, « démocrate » par beau temps, vent en poupe
(cela vaut mieux que l’inverse). Janus bifrons, il file �* présent des jours
tranquilles �* l’Elysée. Michel Rocard est un démocrate type. Dans les
allées du pouvoir, partout, les républicains ont cédé le pas. En règle
générale, le républicain n’aime pas l’économie, qui le lui rend bien, Les
inspecteurs des Finances, eux, adorent la démocratie. On sait qu’avoir
l’économie pour idéal conduit vite �* faire l’économie de l’idéal. A
l’inverse, ne pas faire ses comptes, c’est faire bon marché de la sueur des
hommes. Trop d’économisme tue la république ? Pas assez, aussi. Rien n’est
simple. « Le Monde » fut longtemps un journal « républicain ». « Libération
» est un journal « démocrate » depuis le début. Antirépublicain de
naissance, en quelque sorte, par filiation soixante-huitarde.

Il pourrait s’en déduire une petite caractérologie amusante pour longue
soirée d’hiver. Si forte est l’interpénétration des types que vous serez
sûr, au moment de dire une vérité, de faire aussi une bourde, Mais comment
résister �* la tentation d’observer que le républicain est meilleur �*
l’écrit et le démocrate �* l’oral ? L’un séduit (hommes ou femmes) en
marquant ses distances : c’est un froid(e). Il (ou elle) peut en jouer.
C’est un être de fidélité, mais égoïste. L’autre est chaleureux, plus
facile d’accès. Il propose �* tous et �* toutes et tout de suite de bons
moments. C’est un être de proximité. De fugacité aussi. Quand il parle en
public, le républicain semble emphatique ou cassant. Ce qu’il dit est peut-
être juste, mais cela sonne faux. Le démocrate est enjoué et piquant :
c’est peut-être faux mais ça sonne juste. Pour celui-ci, un homme en tête
du hit-parade ne peut pas être tout �* fait mauvais. Ni un auteur non
reconnu vraiment bon. L’autre aussi lira son Top 50 mais de bas en haut. Le
républicain est-il misogyne ? Et le démocrate androgyne ? Dangereux dans
notre culture sont les poncifs sexuels. Mais éclairantes, les polarités.
Disons alors que l’Homo republicanus a les défauts du masculin, l’Homo
democraticus, les qualités du féminin. Au républicain importe surtout le
temps qui passe, celui qui ronge et dégrade l’énergie.

D’où l‘angoisse, la crispation. On se raidit parce que cela se défait tout
seul. Au démocrate importe d’abord le temps qu’il fait. Pas d’inquiétude,
les saisons tournent, et le soleil viendra après la pluie. Le jean après le
tchador. La réconciliation après la bataille. Il croit si peu en la guerre
qu’il prépare déj�* la paix au premier coup de feu. C’est dangereux en
période de crise. Qui est le sage, qui est le fou ? Comment savoir ? Il
faudrait les marier, ces deux-l�*. Ça réduirait les risques. Rassurez-vous.
La vie le fait toute seule, comme en se jouant.

En matière politique, la critique des beautés n’est guère conseillée. On
préfère s’attarder sur les anomalies et les monstruosités. Non sans motif:
elles nous dévoilent, dit-on, le fond des choses. Il y a une pathologie de
la république. Au siècle dernier, Hippolyte Taine, l’auteur le moins lu et
le plus cité par nos hommes de gauche modernes (�* leur insu), a tout dit
sur le jacobin glacial et sans âme, égaré par l’esprit de géométrie,
méprisant les hommes réels au nom d’une idée de l’homme. Cet « abominable »
théoricien ce « régent de collège » est un danger public ambulant.
Regardez-le passer. Sec, maigre, suspicieux — une guillotine au fond des
yeux. Ecoutez-le parler. Il explique tout et ne comprend rien. Et tout
n’est pas faux dans cette caricature conservatrice. Il est vrai qu’une
république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en
bordel. Une tentation autoritaire guette les républiques incommodes, comme
la tentation démagogique les démocraties accommodantes.

Il serait décent de mettre en vis-�*-vis les dérapages, mais les adversaires
de chaque modèle crieront �* la fausse symétrie. C’est un fait
qu’aujourd’hui la critique du modèle républicain s’exerce volontiers �*
partir de sa maladie. Dans la fermeté des principes, on dénoncera la
rigidité des attitudes; dans la volonté de cohérence, le goût de la
coercition ; dans la logique, le simplisme. Le républicain inculpé ne
trouvera qu’avantage �* retourner le compliment au démocrate : vous me jugez
arrogant (le terme le plus fréquemment associé �* « français » dans toutes
les bouches d’Europe) ? Je vous trouve bien complaisant. Dogmatique, moi ?
Regardez-vous dans la glace, jeune homme plus éclectique que vous on meurt.
Vous vantez votre souplesse, pour vous cacher votre mollesse. Réaliste,
vous ? Opportuniste, vous voulez dire. Vous me voyez guerrier et sectaire?
Je vous vois capitulard et courant d’air. Ces échanges de politesses
permettent �* chaque camp de resserrer les rangs. La diatribe a cet avantage
qu’elle évite le dialogue. Chacun se trouve beau dans le miroir déformant
du voisin : la polémique par la pathologie est une ruse classique du
narcissisme.

Ce n’est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république excitent
�* présent mille fois plus de railleries que celles de la démocratie. Le
rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces. Dans la République
française de 1989, la république est devenue minoritaire. Et le minoritaire
aux yeux du démocrate est toujours laid.

Le démocrate a vaincu. Le républicain ne semble plus mener que des combats
d’arrière-garde. Cette victoire par KO ne sanctionne pas la fin d’un match,
pour la simple raison qu’il n’y a pas eu affrontement mais un glissement de
plaques tectoniques sous nos pieds. La nation continue de parler en
république, la société agit et pense en démocratie. Il y a décalage entre
la norme et la culture, entre l’histoire de France et la vie des Français.
Ce déphasage entre le protocole et les usages explique le porte-�*-faux des
élèves et des professeurs. Comme le montrent les enquêtes sur le voile, un
Français de plus de 45 ans a deux chances sur trois de réagir en
républicain, et de moins de 25 en démocrate. La république paraît une idée
de vieux. L’école laïque aussi, Ni l’une ni l’autre ne sont « sympas ».
Elles impliquent des devoirs quand tout alentour nous parle droits de
l’homme, avoir sans débit, plaisir sans peine. Intégration sans règle. Les
démocrates aiment mieux la jeunesse que les principes ?. Ce n’est pas une
nouvelle. L’époque est �* l’ample, non au cintré ; aux épaulettes, non �* la
blouse grise. Il faut vivre avec son temps, peu importe la loi si elle est
d’un autre âge. Ainsi avons-nous célébré en 1989 la naissance de l’idée
française dans les formes américaines, et tout le monde d’applaudir au
défilé Goude, apothéose démocratique, abomination républicaine. « On m’a
volé mon Bicentenaire » ? Non : on m’a volé ma République.

Disons qu’il y a eu décalage entre l’intention et le résultat. Parti en
1981 pour « réconcilier le socialisme et la liberté », grandiose aventure,
la gauche en est arrivée �* réconcilier Raymond Barre avec Harlem Désir.
C’est méritoire, mais pas vraiment surhumain, car ils n’étaient pas
vraiment brouillés (la convivialité n’ayant jamais fait tort �* la Bourse).
Sous le nom de « socialisme »,les descendants du Parti républicain prônent
et pratiquent la démocratie libérale, Michelet a accouché de Tocqueville.
Bonne ou mauvaise, la surprise mérite explication.

On ne reprendra pas ici dans le détail les crises, mutations,
métamorphoses, écroulements, dépassements qui ont envoyé �* la trappe, �*
domicile, le modèle républicain. Les sociologues font fort bien leur
métier, et c’est évidemment un phénomène de société que l’abdication de
l’idée devant l’image, du père devant le fils de pub, de la chose publique
devant les cultes privés.

Il faudrait évoquer l’affaiblissement matériel, objectif, mesurable, de la
France dans le monde. Cette mise �* niveau a rasé les vieilles haies du
bocage, donnant libre cours au vent d’Amérique qui balaie tout sur son
passage. Comme le soft chasse le hard, les santiags les galoches, le
compact les 45-tours. Et le fax le bélino. Les sociologues parlent
d’acculturation, comme les philosophes jadis d’aliénation, pour décrire ces
situations où le propre est vécu comme autre et l’étrangeté comme propre.
La république, frappée parait-il d’obsolescence technologique comme un
produit de première génération, est sentie par ses inventeurs comme une
chose étrangère et étrange, un folklore un peu comique. Non ou pas
seulement parce que les sciences sociales ont supplanté la philosophie �*
l’université, mais perce que des deux côtés de la rue Soufflot, �* l’angle
du boulevard Saint-Michel, un Free Time et un McDonald’s ont remplacé le
Maheu et le Capoulade. Les formes du décor urbain ont plus d’incidence
qu’on ne croit sur les contenus d’enseignement. Ce qu’on mange sur ce qu’on
croit, et ce qu’on entend sur ce qu’on attend.

Notre establishment intellectuel, qui regarde l’histoire de France depuis
les self-services d’outre-Atlantique, n’en revient pas de nos menus �* prix
fixe. Aussi a-t-il escamoté « De la République en France » sous « De la
démocratie en Amérique ». Tournant le dos �* Michelet, ce naïf, ce pompier,
il a demandé �* M. Tocqueville de présenter 1789 au public, c’est-�*-dire
d’expliquer la Révolution comme une simple étape locale de l’avènement
démocratique mondial, qui met la Révolution entre parenthèses, et la
République. Notre establishment médiatique monte en une « la fin de
l’Histoire » de M. Fukuyama, fonctionnaire au Département d’Etat américain,
qui, dans la revue « National Interest » (imagine-t-on une revue française
avec un pareil titre ?), traduit fort improprement ce que M. Kojève
expliquait fort subtilement �* Paris après guerre et �* sa suite des dizaines
de philosophes français. Notre establishment politique tient pour un
progrès qu’un gouvernement de gauche saisisse le Conseil d’Etat et non le
parlement sur la question de l’école. « Etat de droit » fait chic, « peuple
souverain », ringard. Le gouvernement des juges n’est-il pas le dernier mot
de la démocratie ? Les « autorités administratives indépendantes » ne sont-
elles pas, partout, des garants d’objectivité et de neutralité? Bien
archéo, le naïf qui croit que le juge était l�* pour appliquer la loi, et le
citoyen pour la faire. C’est l’inverse.

Il faudrait évoquer l’abaissement de l’Etat et de l’idée d’Etat au-dedans.
Le recul du service public sous couvert de la lutte contre les monopoles
d’Etat. Le salut par la privatisation, le mécénat et la sponsorisation,
l’alignement des chaînes publiques sur les chaînes privées, et tant de
reconversions amplement décrites. La République ne veut pas un Etat fort
mais un Etat digne. Quand, les ressources budgétaires en baisse, la dignité
devient hors de prix, le mieux-disant démocratique emporte le marché. Ce
n’est pas un choix mais un automatisme.

Il faudrait évoquer la crise de la raison et de l’universel du XVIIIème
siècle, Hiroshima et Tchernobyl, mais aussi Lévi-Strauss, Freud, Nietzsche
et le père Marx qui ont, sans aucun doute, relativisé les absolus de
Condorcet, tous les présupposés de son club de pensée ingénument baptisé
Société des Amis de la Vérité, qui le premier en France lança, en 1971, le
manifeste républicain. Sans oublier le retour de la famille et des bons
sentiments, la victoire de la tripe sur la logique, de l’humanitarisme sur
l’humanisme. La promotion du médecin et la dépression du militant. Le
regain de la vie associative et l’évaporation des partis.

Il faudrait évoquer la décentralisation, le come-back des notables, la
nouvelle gloire des féodalités provinciales, le retour de Maurras par la
gauche, « vivre au pays » et « droit �* la différence ». La réhabilitation
démocratique de l’Ancien Régime et de ses « diversités ». La
régionalisation pédagogique, l’abandon subreptice du concours national
comme de l’inspection générale, bref la liquéfaction de l’école comme
institution au bénéfice des « communautés éducatives ». Il nous faudrait
surtout et d’abord parler de l’Europe, notre beau messianisme de riches.

Ce gros et mol estomac se fait assez peu remarquer. C’est que nous sommes
dedans, et son action est lente. Les sucs gastriques communautaires
dissolvent en silence les divers résidus des accidents de l’histoire
européenne. Contre-culture assez singulière, la république était l’un
d’eux. Sa digestion se fait démocratiquement �* la majorité. Par réduction
des marges de souveraineté de l’Etat et subordination du législateur au
technocrate, qui n’a �* répondre de rien devant personne. La bouillie sera-
t-elle conforme ? Pas plus qu’on ne naît laïque on ne naît républicain : on
le devient. On peut aussi, et pour les mêmes raisons, cesser de l’être. La
république n’est pas une prédestination mais une situation. Elle se gagne
par l’effort, et se perd sans effort. L’avenir dira si « l’intégration
européenne » désignera ou non la meilleure façon qu’avait l’Europe
d’enlever de sa chaussure le petit caillou français, que lui avait glissé
en partant, la vilaine, notre Révolution.

Dans l’Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier Etat-
nation du continent devient retardataire. On s’était cru en avance parce
qu’on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, pour qu’une société se
fonde non sur l’obéissance des fidèles, ni sur l’appétit de consommateurs,
mais sur l’autonomie des citoyens. Si Dieu revient un peu partout avec ses
capucins et ses traders, en force ou en douceur, l’avant-garde se retrouve
�* la remorque. Pour se montrer concurrentielle, la France devra-t-elle
alléger son train de vie, se décrisper en quelque sorte ? Une république �*
Bruxelles, n’est-ce pas bien encombrant ?

Le modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens dans
les rues et de plus en plus d’individus �* la maison, inspire la Communauté
des convoitises, non celle des principes. « Eppur se muove ». N’est-ce pas
fuir la réalité que d’habiller l’Europe des banquiers, la seule qui existe,
avec le bleu de chauffe d’une Europe des travailleurs dont l’espoir ne luit
que dans nos banquets ? La gauche française a fait de la construction
européenne un mythe de substitution, censé combler le vide laissé dans les
esprits par l’abandon du projet de construction d’une société nouvelle (ce
dernier s’étant brisé, comme la barque de l’amour, contre la réalité). Elle
n’avait peut-être pas le choix. Mais c’est un piège : si les socialistes
veulent être de bons Européens, ils seront de mauvais socialistes. Et vice
versa.

Il suffirait de bons républicains. Et qu’au lieu d’apprendre de nos
partenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en bons élèves méritants,
ils soient assez lucides et culottés pour leur proposer les rudiments de la
république (laïque et démocratique). Il n’est rien dont l’Europe ait
aujourd’hui plus besoin : restituer aux individus leur dignité de citoyens.
Si l’espace public ne leur confère plus cette dignité, ils iront la
chercher ailleurs. Car il n’est pas de lien social sans référence
symbolique. L’Etat commun �* tous viendrait-il �* perdre la sienne que les
Eglises et les tribus le remplaceraient bientôt dans cette fonction
unificatrice. Par simple appel d’air. Quand une république se retire sur la
pointe des pieds, ce n’est pas l’individu libre et triomphant qui occupe le
terrain. Généralement, les clergés et les mafias lui brûlent la politesse,
tant il est vrai que chaque abaissement moral du pouvoir politique se paie
d’une avancée politique des autorités religieuses, et d’une nouvelle
arrogance des féodalités de l’argent.

Car le sentiment ne suffit pas. Il faut �* la liberté personnelle des
institutions, �* la volonté raisonnable des appartenances. Elles
s’affaissent sans ossature. Une société de compassion et de bonnes paroles,
sans règles ni discipline, ouvre la porte �* des duretés imprévisibles.
Hier, c’est l’Etat et ses censures qui menaçait l’autonomie de l’individu,
comme la liberté de conscience et d’expression. Aujourd’hui, c’est de la «
société civile » — tohu-bohu d’appétits et d’intolérances masquées —que
montent les plus grands périls (les demandes d’interdiction et
d’exclusion). La loi du cœur ne peut �* elle seule faire face �* la montée de
pouvoirs de plus en plus intolérants et incontrôlés — médias, clergés,
sciences, administration. La défense de l’autonomie individuelle passe �*
présent par la défense de l’Etat républicain et de la société qui lui
correspond. L’ironie du sort faisant du plus impossible des régimes
politiques le plus nécessaire. Du plus ringard, le plus futuriste,

Et si la République, qui est d’hier, revenait demain ? Ce ne serait pas la
première pirouette de l’opéra-planète qui n’a jamais cessé de suivre en son
for intérieur le mot d’ordre de Giuseppe Verdi : « Tournons-nous vers le
passé, ce sera un progrès ». Pour être résolument modernes, osons être
archaïques. C’est en ressuscitant l’Antiquité gréco-romaine que les hommes
de la liberté, ces grands nostalgiques, enjambant le XVIIIème vers
l’arrière, ont devancé tous leurs contemporains. Nous oublions trop que
l’Ancien Régime, c’était leur modernité �* eux. Ne la trouvant pas assez
moderne, ils vainquirent l’ancien par l’antique : le style Louis XV par la
rhétorique Brutus, Boucher par David. L’invention du futur a de ces ruses,
comme si l’histoire, parfois, devait reculer pour mieux sauter.

On voulait hier nous enfermer dans le dilemme d’un capitalisme libéral,
élégant et cynique, et d’un socialisme étatiste, idiot et cynique. On a
bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait pas l’essentiel en
l’homme, qui est d’ordre culturel. Le second, qui trépasse, n’assurait même
pas le minimum vital. Voudrait-on aujourd’hui pour faire pièce au nous-
autres de l’Homo religiosus nous sommer de rallier le moi-je de l’Homo
economicus qu’on répondrait : merci beaucoup, le nous-tous de la
reconnaissance civique suffit. Il se pourrait en effet que le progrès,
rétrograde �* sa façon, nous donne �* choisir entre deux sortes de retour la
régression religionnaire ou la régression républicaine. Les tribus ou la
nation. Les capucins ou les proviseurs. Auquel cas nous aurions tout
intérêt �* demander �* Condorcet, Michelet et Jules Ferry de revenir faire
trois petits tours �* la télé. Une République française qui ne serait pas
d’abord une démocratie serait intolérable. Une République française qui ne
serait plus qu’une démocratie comme les autres serait insignifiante.

Régis Debray
 
Oud 17 februari 2007, 16:01   #2
tonton68
 
Berichten: n/a
Standaard Re: Etes-vous =?windows-1252?Q?d=E9mocrate_ou_r=E9publicain=3F?=


Jean Naimard Jean Naimard, dis nous un peu pourquoi un républicain ne
pourrait t'il pas être démocrate! Un républicain est une personne qui
croit en la république et donc �* la démocratie, alors que par exemple un
royaliste ne croit pas en la démocratie! D'après l'histoire de France
nous avons vue les royalistes bafouer la démocratie �* tour de bras.
Alors que la république est le top de la démocratie.
Tu veux des exemples, il suffit de voir des vuillemin, des gaby(alias
captain)dénigrier tout ce qui ne ressemble pas �* leur façon de penser,
voil�* des gens qui se disent de gauche et qui bafoues la démocratie �*
tour de bras. J'en déduirais donc que les gens de gauche sont contre la
démocratie!











Jean Naimard a écrit :
> Dans la foulée des "accommodements raisonnables", j’ai retrouvé ce vieux
> texte de Régis Debray paru en France il y une douzaine d’années, �* propos
> de l’affaire du foulard islamique.
>
>
> * * *
>
> Etes-vous démocrate ou républicain?
> Par Régis Debray.
> Le nouvel Observateur, 30 novembre-6 décembre 1995 / pp. 115-121
>
>> Trois foulards ont démontré, si besoin en était, que les années 1990
>> ne ressembleraient pas aux années 1980. Qu’on se reporte un peu en
>> arrière : tout dans la décennie qui s’achève portait �* l’acceptation
>> de cet ornement vestimentaire. C’étaient les années de l’individu-roi,
>> de la dispersion des modes, de l’apparence triomphante, du droit �* la
>> différence et de la grande tolérance “droit-de-l’hommiste”, celles des
>> tribus souveraines et de la naissance d’une conscience communautaire.
>> Années précieuses qui ont fait progresser les droits, modernisé la
>> démocratie française, acclimaté le réalisme économique, sonné le glas
>> du défi totalitaire. Années utiles qui ont contraint les intellectuels
>> largement discrédités par les errements des deux décennies précédentes
>> �* une cure de silence dont Max Gallo a eu grand tort de se plaindre il
>> fallait bien, pour tout repenser, un peu de calme et de discrétion.
>>
>> Il y a un mois, pour la première fois depuis longtemps, c’est autour
>> d’un texte produit par des philosophes que s’est organisé un grand
>> débat national. Pour la première fois depuis longtemps, la société de
>> l’individu sans frein s’est posé la question de l’interdiction, sans
>> que les partisans de la fermeté soient nécessairement catalogués dans
>> le camp des passéistes ou des réactionnaires. Droit, philosophie,
>> éthique prennent la place de la sociologie reine des années
>> soixante-dix et de l’économie impératrice des années 1980. Rien
>> d’étonnant puisque l’Europe rentrée dans l’histoire se pose
>> aujourd’hui une double question exaltante : comment construire la
>> démocratie �* l’Est, comment la développer �* l’Ouest ? Il y a un an
>> déj�*, « le Nouvel Observateur » dressait le décès des années 1980
>> tuées par l’aprés-krach (voir le numéro du 31 décembre 1988). Ce n’est
>> pas un hasard si c’est le même hebdomadaire qui a publié avec éclat
>> l’appel des cinq philosophes. Ce n’est pas un hasard si nous
>> consacrons aujourd’hui une place inhabituelle �* un autre texte de
>> fond, celui que nous a proposé Régis Debray.
>>
>> Alceste �* la plume acérée, Debray représente une tradition de pensée
>> que l’Observateur a souvent accueillie, sans y adhérer pour autant. Il
>> nous a seulement semblé que son analyse, par sa qualité et son
>> �*-propos, pouvait lancer un débat qu’il est dans notre vocation de
>> susciter. Etes-vous démocrate ou républicain ? Autrement dit
>> croyez-vous �* un particularisme français qui ferait de la République
>> une forme originale — et supérieure — de démocratie ? Ou bien
>> croyez-vous que le progrès passe justement par ‘la fin de l’exception
>> française et l’adaptation en France des avancées démocratiques des
>> pays anglo-saxons ? Le droit sans l’État, ou bien l’État garant do
>> droit ? Les deux modèles existent dans la vie politique, ils
>> sous-tendent deux attitudes, deux cultures politiques. On peut même en
>> faire un jeu de société. Qui est démocrate, qui est républicain ? […]
>> Debray se dit républicain. Dans les semaines qui viennent les
>> démocrates s’expliqueront. La discussion commence.
>>
>> Laurent Joffrin

>
> La question ne sera-t-elle donc jamais posée ? Celle qui commande �* tous
> les débats du jour l’identité d’une république, par quoi notre pays fait,
> en Europe et dans le monde, exception. Hier, un Code de la Nationalité.
> Aujourd’hui, un foulard. Demain, n’importe quoi : polémiques écrans,
> batailles sans raison. On ne guérira pas ces mauvaises fièvres sans en
> déceler la cause première.
>
> Nous payons tous �* présent, par une indéniable confusion mentale, la
> confusion intellectuelle entre l’idée de république issue de la Révolution
> française, et l’idée de démocratie, telle que la modèle l’histoire anglo-
> saxonne. On les croit synonymes, et chacun de prendre un terme pour un
> autre. Pourquoi les distinguer ? La société libérale et consumériste n’est
> qu’une figure parmi d’autres de la démocratie, mais si dominante et
> communicative qu’on la croit obligatoire, y compris dans les pays où la
> démocratie a pris d’autres visages.
>
> Refuser par exemple �* une jeune musulmane l’entrée d’une salle de classe
> tant qu’elle ne laisserait pas son voile au vestiaire ? « Bonne action »,
> clamera le républicain. Non, « mauvaise action ! » s’indignera le
> démocrate. « Laïcité », dira l’un. « Intolérance », dira l’autre. (Vous et
> moi avons répété la scène ces derniers temps.) Querelle de mots ? Non :
> quiproquo des principes.
>
> On peut se dire républicain sans se conduire en démocrate : certains voient
> même l�* notre tentation, voire notre héritage national. Royaume-Uni,
> Espagne, Belgique et beaucoup d’autres monarchies constitutionnelles
> témoignent �* l’inverse qu’on peut être démocrate sans être républicain. Il
> est des républiques de nom, qui n’ont ni les principes ni les contraintes
> de la nôtre : ainsi l’Allemagne et les Etats-Unis, qui méritent pleinement
> leur nom de démocraties (quoiqu’il y eût beaucoup de république dans la
> démocratie de Lincoln, comme le montre encore aujourd’hui la puissance du
> Congrès). L’absence de monarchie héréditaire ne fait pas plus une
> république, au sens fort et propre du mot, que l’appellation démocratie
> populaire n’annonçait le pouvoir du peuple.
>
> Chaque époque a ses fétiches. Nous avons �* présent, et c’est tant mieux,
> les droits de l’homme, l’Europe, la société civile, l’État de droit.
> Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit de loin. On
> comprend l’attrait qu’il exerce sur les peuples de l’Est européen et de
> Chine, la vertigineuse espérance qu’il incarne �* leurs yeux. Mais chez
> nous, c’est l’un de ces mots-valises qui confondent le genre et l’espèce,
> la classe et l’ordre. Nous sommes tous, en Europe, démocrates. Vive les
> élections libres ! Certes, ô combien. Mais l’humaniste ne crie pas « vive
> les glandes mammaires » parce que tous les hommes sont des mammifères. Les
> baleines, les chèvres et les humains donnent �* téter �* leurs petits, mais
> on demande �* l’humaniste un peu plus de précision, et �* l’humanité un petit
> effort supplémentaire. Comme l’Homo sapiens est un mammifère plus, la
> république est la démocratie plus. Plus précieuse et plus précaire. Plus
> ingrate, plus gratifiante. La république, c’est la liberté, plus la raison.
> L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La
> démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on
> éteint les Lumières.
>
> C’est une chose étrange en Europe qu’ « une République indivisible, laïque,
> démocratique et sociale » selon le préambule de notre Constitution de 1958
> (ou de 1946).
>
> Ce statut de droit légitime un état de fait. A histoire unique,
> Constitution unique. Il en découle un certain nombre d’usages,
> d’inhibitions, de passions et de devoirs dont nos amis et voisins
> démocratiques ne cessent de s’ébaudir ou de s’indigner. Comme l’indiquent
> les articles stupéfaits ou rigolards consacrés �* « l’affaire du voile » par
> les journaux européens les plus sérieux, il va de soi pour un Anglais ou un
> Danois que les Français sont une fois de plus tombés sur la tête. Ils n’ont
> pas tort. Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque des insensés
> eurent l’audace d’arracher �* Dieu, pour la première fois, le gouvernement
> des hommes sur un canton de la planète, nous sommes marginaux et �* contre-
> courant. Deux cents ans après et en dépit des apparences, notre République
> n’a pas en Europe de véritable équivalent. En 1889, il n’y avait que deux
> républiques sur notre continent : la France et la Suisse. Malgré quelques
> changements de noms, alentour, je me risquerai �* soutenir que la situation,
> cent ans plus tard, n’a pas beaucoup changé.
>
> A l’Audimat planétaire, nous voil�* encore plus �* l’index. Dans un monde où
> sur quelque 170 Etats souverains plus de 100 peuvent être déj�* qualifiés de
> religieux, les nations laïques forment une minorité en peau de chagrin.
> Dans la Communauté européenne qu’on dit sécularisée, la laïcité n’est nulle
> part un principe constitutionnel. Pas plus qu’elle ne l’est aux Etats-Unis
> d’Amérique (où le Premier Amendement ne stipule que la séparation des
> Eglises et de l’État), ou en URSS, où régna pendant soixante ans une
> religion d’Etat, le marxisme-léninisme (les Eglises n’ont évidemment pas
> l’exclusivité du cléricalisme). Les crucifix continuent de trôner, bien
> sûr, dans les écoles publiques d’Espagne. La déchristianisation n’empêche
> pas les petits Danois de commencer leur journée scolaire par un psaume. Ni
> le « God Save the Queen » de retentir en Grande-Bretagne où l’anglicanisme
> est d’Etat. Ni le Code pénal allemand (article 166) de sanctionner le
> blasphème, comme celui de la Hollande, patrie de la tolérance, où Rushdie
> n’a dû d’être publié qu’�* l’article 147 dudit code qui punit les seules
> injures faites �* Dieu mais non �* ses prophètes. Rappelons qu’en France le
> blasphème a cessé d’être un délit en 1791.
>
> Coupons court aux anecdotes. Pasteurs ou prêtres fonctionnarisés,
> enseignement religieux obligatoire �* l’école sauf demande expresse des
> parents, partis confessionnels domi�*nants, bonne conscience ou culpabilité
> omniprésentes en toile de fond : dans l’Europe du Marché commun, la
> politique n’a pas véritablement conquis sa pleine autonomie sur le
> religieux, lequel garde par ailleurs le monopole du spirituel. Dans
> l’Europe vaticane et luthérienne, où pape, mollahs et rabbins battent le
> rappel des ouailles, la république reste un corps étranger, dont rien
> n’assure qu’il est inassimilable. Les décisions communautaires ne se
> prennent-elles pas désormais �* la majorité ?
>
> La laïcité n’a pas sa raison en elle-même : s’y arrêter ou s’en obséder,
> c’est la ruiner �* terme. Elle n’est qu’un effet secondaire et dérivé d’un
> principe d’organisation. La clé de voûte de ce « pilier » n’est pas la
> démocratie — rarement laïque — mais la république, qui l’est
> nécessairement. Sa remise en question est logique. N’est-ce pas dans
> l’hiver 1940 que les devoirs envers Dieu furent rétablis dans les
> programmes de l’école primaire, et en 1941 que les curés furent autorisés �*
> venir faire le catéchisme en classe ? Au moment où, cachée derrière un
> auguste Maréchal, une technocratie jeune, compétente et moderniste prenait
> �* Vichy, entre un Mea culpa et un Te Deum, les commandes de l’État
> français, en lieu et place de « la République athée ».
>
> Nous le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre
> République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne, autoritaire
> et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage monarchique, cette
> noblesse d’Etat qui l’empâtent. La République française ne deviendra pas
> plus démocratique en devenant moins républicaine. Mais en allant jusqu’au
> bout de son concept, sans confusion.
>
> Opposer la république �* la démocratie, c’est la tuer. Et réduire la
> république �* la démocratie, qui porte en elle l’anéantissement de la chose
> publique, c’est aussi la tuer. Comment les démêler, s’ils sont
> indissociables ? Selon quels critères idéaux ? Tout gouvernement, pour
> borné que soit son horizon, repose sur une idée de l’homme. Même s’il ne le
> sait pas, le gouvernement républicain définit l’homme comme un animal par
> essence raisonnable, né pour bien juger et délibérer de concert avec ses
> congénères. Libre est celui qui accède �* la possession de soi, dans
> l’accord de l’acte et de la parole. Le gouvernement démocratique tient que
> l’homme est un animal par essence productif, né pour fabriquer et échanger.
> Libre est celui qui possède des biens —entrepreneur ou propriétaire. Ici
> donc, la politique aura le pas sur l’économie ; et l�*, l’économie
> gouvernera la politique. Les meilleurs en république vont au prétoire et au
> forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que
> donne ici le service du bien commun, ou la fonction publique, c’est la
> réussite privée qui l’assure l�*.
>
> En république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens
> composent « la nation », ce « corps d’associés vivant sous une loi commune
> et représenté parle même législateur » (Sieyés). En démocratie, chacun se
> définit par sa « communauté », et l’ensemble des communautés fait « la
> société ». Ici les hommes sont frères parce qu’ils ont les mêmes droits, et
> l�* parce qu’ils ont les mêmes ancêtres. Une république n’a pas de maires
> noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs, ou de proviseurs athées.
> C’est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs et des
> sénateurs mormons. Conci�*toyen n’est pas coreligionnaire.
>
> Au-dessus de la nation, il y a l’humanité. Au-dessus de la société, il y a
> Dieu. Le président �* Paris prête serment sur la Constitution votée par ceux
> d’en bas, et �* Washington sur la Bible, qui émane du Trés-Haut. Le premier,
> après son « Vive la République ! Vive la France ! » terminal, ira se faire
> encadrer dans sa bibliothèque avec les « Essais » de Montaigne dans les
> mains. L’autre terminera son discours sur « God Bless America » — et se
> fera photographier sur fond de bannière étoilée.
>
> En république la liberté est une conquête de la raison. La difficulté est
> que si on n’apprend pas �* croire, il faut apprendre �* raisonner. « C’est
> dans le gouvernement républicain, disait Montesquieu, qu’on a besoin de
> toute la puissance de l’éducation ». Une république d’illettrés est un
> cercle carré, parce qu’un ignorant ne peut être libre, participer �* la
> rédaction ou prendre connaissance des lois. Une démocratie où la moitié de
> la population serait analphabète n’est nullement impensable.
>
> En république, l’État est libre de toute emprise religieuse. En démocratie,
> les Eglises sont libres de toute emprise étatique. Par « séparation des
> Eglises et de l'État », on signifie en France que les Eglises doivent
> s’effacer devant l’État, et aux Etats-Unis que l’État doit s’effacer devant
> les Eglises. On comprend pourquoi : en souche protestante, terrain
> d’élection de la démocratie, le droit �* la dissidence était inclus dans la
> croyance, l’esprit de religion ne faisant qu’un avec l’esprit de liberté,
> En terrain catholique, le droit �* la dissidence a dû être arraché par
> l’État �* l’Eglise parce qu’elle se posait en proprié�*taire éternel du Vrai
> et du Bien. Et le rang assigné aux recteurs d’université et aux membres de
> l’Académie par le protocole républicain est celui qu’occupent cardinaux et
> évêques dans les cérémonies démocratiques. Une république fait passer ses
> écrivains et ses penseurs avant, une démocratie après ses agents de change
> et ses préfets de police. Bon indice que l’évolution du protocole,
>
> L’idée universelle régit la république. L’idée locale régit la démocratie.
> Ici, chaque député l’est de la nation entière. L�*, un représentant l’est de
> sa seule circonscription, ou « constituency ». La première proclame �* la
> face du monde les droits de l’homme universel, que personne n’a jamais vu.
> La seconde défend les droits des Américains, ou des Anglais ou des
> Allemands, droits déj�* acquis par des collectivités bien limitées mais
> réelles. Car l’universel est abstrait et le local concret, ce qui confère �*
> chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La raison étant sa référence
> suprême, l’État en république est unitaire et par nature centralisé. Il
> unifie par-dessus clochers, coutumes et corporations les poids et mesures,
> les patois, les administrations locales, les programmes et le calendrier
> scolaires. La démocratie qui s’épanouit dans le pluriculturel est fédérale
> par vocation et décentralisée par scepticisme. « A chacun sa vérité »,
> soupire le démocrate, pour qui il n’y a que des opinions (et elles se
> valent toutes, au fond). « La vérité est une et l’erreur multiple », serait
> tenté de lui répondre le républicain, au risque de mettre les fautifs en
> péril. Le self-government et les statuts spéciaux ravissent le démocrate.
> Ce dernier ne voit rien de mal �* ce que chaque communauté urbaine,
> religieuse ou régionale ait ses leaders « naturels », ses écoles avec
> programmes adaptés, voire ses tribunaux et ses milices. Patchwork
> illégitime pour un républicain.
>
> La démocratie peut laisser proliférer les particularismes, s’éclater les
> égoïsmes parce qu’In God We Trust est sa devise intime, au reste inscrite
> sur chaque billet vert. La one nation under God ne risque pas de se
> désagréger parce que Dieu est un bon fédérateur. Elle peut se montrer
> matérialiste �* gogo, individualiste en diable parce que le consensus
> intercommunautaire est pris en charge, quelle que soit la diversité des
> truchements confessionnels, par le message d’Abraham, (déposé sur la table
> de nuit de toutes les chambres d’hôtel). Les libéraux qui veulent importer
> en république une moitié de démocratie, sans son volet religieux, ne
> remplacent pas ce qu’ils détruisent car, amputée de son credo puritain,
> cette forme de gouvernement tourne �* la jungle sans foi ni loi. Le
> pragmatisme n’est pas �* la portée de la république, qui dépérit sans «
> grand dessein ». Car la métaphysique dont toute cité terrestre a besoin,
> elle ne peut la demander au Créateur ni �* aucune Révélation. Elle doit être
> �* elle-même sa propre transcendance. Elle peut donc mourir de gestion.
>
> En république, l’État surplombe la société. En démocratie, la société
> domine l’État. La première tempère l’antagonisme des intérêts et
> l’inégalité des conditions par la primauté de la loi ; la seconde les
> aménage par la voie pragmatique du contrat, de point �* point, de gré �* gré.
> Au règne des fonctionnaires, l�* où l’État, « recteur et vecteur de la
> formation nationale »(Pierre Nota), a aussi assuré, et depuis longtemps, la
> régulation sociale, s’oppose celui des juristes en terre marchande et
> protestante, l�* où la règle advient par le local et le privé. Aussi bien le
> nombre de juristes (avocats, notaires, conseils juridi�*ques) est-il en
> France très inférieur �* celui des pays voisins :1 pour 2000 habitants, mais
> I pour 1 000 en Grande-Bretagne, 1 pour 1200 en RFA et 1 pour 500 aux
> Etats-Unis.
>
> Une république se fait d’abord avec des républicains, en esprit. Une
> démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative
> indifférence, en se confiant �* la froide objectivité de textes juridiques.
> 50 % d’abstentions aux élections privent une république de substance, mais
> n’entament pas une démocratie. Le gouvernement des juges n’est pas
> républicain. Pas seulement parce qu’il dépossède le peuple législateur de
> sa souveraineté il dispense chaque citoyen de vouloir, en son âme et
> conscience, ce que les lois lui dictent.
>
> Et cela n’est pas contradictoire avec ceci que la démocratie met �*
> l’honneur le moralisme parce qu’elle confond le privé et le public, les
> vertus personnelles et les obligations civiques. On y prend volontiers la
> charité pour la justice, l’abbé Pierre pour phare, la Croix-Rouge et les
> Restos du Cœur pour une réponse satisfaisante �* la « question sociale ». La
> république qui sépare soigneusement le privé du public — pour les mêmes
> raisons qu’elle sépare le spirituel du temporel — se refuse �* juger ses
> hommes publics sur leur vie privée (comme aux Etats-Unis). Elle préfère le
> civisme. A ses yeux, on ne fait pas de bonne politique avec de bons
> sentiments ni même une morale. Il peut donc lui arriver d’exercer une
> justice sans charité.
>
> Une démocratie, si elle est petite ou moyenne, ou en dette avec son passe,
> peut avoir un statut de protectorat militaire sans malaise ni reniement.
> L’Allemagne, le Japon, l’Italie sont des démocraties. Une république ne
> peut remettre �* un tiers le soin de se défendre sans se nier comme
> république. La liberté �* l’intérieur ne fait qu’une avec la souveraineté �*
> l’extérieur. S’y appelle patriote celui qui, ne séparant jamais l’amour de
> la liberté de l’amour de son pays, ne reconnaît �* sa patrie aucune
> supériorité d’essence sur ses voisines. En opprimant plus faible qu’elle,
> une république viole ses propres principes, et le découvre tôt ou tard. En
> démocratie, les patriotes portent le nom de nationalistes, qui sont gens
> redoutables car prêts �* échanger la liberté contre la puissance.
>
> L�* où chaque citoyen doit pouvoir répondre de la liberté des autres, et
> donc, le cas échéant, porter les armes, on met la nation dans l’armée et
> l’année dans la nation. Que vaudrait l’égalité des citoyens devant la loi
> sans l’égalité devant la mort, et dés maintenant le service national ? Le
> principe républicain recommande l’armée de conscription. En démocratie, la
> défense nationale est souvent en temps de paix l’apanage de professionnels
> (comme aux Etats-Unis et du Royaume-Uni).
>
> En république, la citoyenneté ne dépend pas d’une situation de fait mais
> d’un statut de droit. Le droit de vote, par exemple, on l’a ou on ne l’a
> pas, mais si on l’a, c’est �* part entière. La souveraineté populaire ne se
> débite pas en tranches et les droits politiques ne se hiérarchisent pas.
> Une démocratie en revanche peut admettre d’avoir des citoyens de première,
> deuxième, troisième classe (un peu comme �* Athènes) : elle seule peut
> distinguer entre « droit de vote aux élections municipales » et « droit de
> vote aux élections nationales » — distinction contraire �* l’éthique comme
> �* la légalité républicaines.
>
> En république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village la
> mairie, où les élus délibèrent en commun du bien commun, et l’école, où le
> maître apprend aux enfants �* se passer de maître. Ou encore, pour faire
> image, l’Assemblée nationale et la Sorbonne. En démocratie, ce sont le
> temple et le drugstore, ou encore la cathédrale et la Bourse.
>
> La république, dans l’enfant, cherche l’homme et ne s’adresse en lui qu’�*
> ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte l’enfant
> dans l’homme, craignant de l’ennuyer si elle le traite en adulte. Nul
> enfant n’est comme tel adorable, dit le républicain, qui veut que l’élève
> s’élève. Tous les hommes sont aimables parce que ce sont au fond de grands
> enfants, dit le démocrate. Cela peut se dire plus crûment: la république
> n’aime pas les enfants. La démocratie ne respecte pas les adultes.
>
> En république, la société doit ressembler �* l’école, dont la mission
> première est de former des citoyens aptes �* juger de tout par leur seule
> lumière naturelle. En démocratie, c’est l’école qui doit ressembler �* la
> société, sa mission première étant de former des producteurs adaptés au
> marché de l’emploi. On réclamera en ce cas une école « ouverte sur la vie
> », ou encore une « éducation �* la carte ». En république, l’école peut être
> qu’un lieu fermé, clos derrière des murs et des règlements propres, sans
> quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) �* l’égard des
> forces sociales, politiques, économiques ou religieuses qui la tirent �* hue
> et �* dia. Car ce n’est pas la même école, qui se destine l’une �* libérer
> l’homme de son milieu et l’autre �* mieux l’y insérer. Et tandis que l’école
> républicaine sera réputée produire des chômeurs éclairés, on verra dans
> l’école démocratique une pépinière d’imbéciles compétitifs. Ainsi va la
> méchanceté, par tirs croisés.
>
> La république aime l’école (et l’honore); la démocratie la redoute (et la
> néglige). Mais ce que les deux aiment et redoutent le plus c’est encore la
> philosophie �* l’école. Il n’est pas de moyen plus sûr pour distinguer une
> république d’une démocratie que d’observer si la philosophie s’enseigne
> ou non au lycée, avant l’entrée �* l’université. On verra que dans la
> partie la plus démocratique de l’Europe, celle du Nord, de souche
> protestante, c’est l’enseignement religieux qui en tient lieu dans les
> classes terminales. Les systèmes d’enseignement démocratiques tiennent la
> philosophie pour un supplément d’âme facultatif, �* se partager entre
> pasteurs et poètes. En république, la philosophie est une matière
> obligatoire, qui n’a pas pour fin d’exposer des doctrines mais de faire
> naître des problèmes. C’est l’école et notamment le cours de philosophie
> qui, en république, relie d’un lien organique les intellectuels au peuple,
> quelle que soit l’origine sociale des élèves.
>
> Parce qu’elle est une idée, philosophique, la république est interminable,
> Elle se poursuit elle-même indéfiniment dans l’histoire, et ce qui la porte
> en avant est cet infini même, cette insatisfaction de soi. Farce qu’elle
> est un fait, sociologique, la démocratie peur se trouver belle en son
> miroir. Ce contentement de soi assez fréquent permet une propagande
> ethnocentrique mais efficace, Se jugeant indépassable, une démocratie se
> donne en modèle mondial, non sans bonne conscience. Se sachant imparfaite,
> et toujours trop particulière au regard de la République universelle
> qu’elle appelle de ses vœux, une république ne sera jamais qu’un exemple.
>
> En démocratie, où l’opinion fait loi, l’argent fait prime. Les appareils de
> production d’opinion coûtent en effet de plus en plus cher, L’image
> déclasse l’idée, l’oral domine l’écrit ; et dans les campagnes électorales
> d’une démocratie, l’affiche exhibe la photo couleur (coûteuse) du candidat,
> non sa profession de foi écrite noir sur blanc (bon marché). Aussi le
> publicitaire commande-t-il au responsable politique, qui en règle générale
> devra manœuvrer, après son élection, sous chantage médiatique. Il réglera
> sa politique selon les images qu’on peut ou non en donner, ajustant ses
> décisions successives aux degrés d’un baromètre dit d’opinion, lui
> indiquant chaque semaine la cote de popularité des uns et des autres. Tout
> comme le directeur d’une chaîne de télévision ajuste dans sa programmation
> l’offre �* la demande en fonction des résultats de l’Audimat.
>
> En république, le principe, qui est autre chose que le compromis des
> intérêts, règle les conduites. Un parti politique, par exemple, n’est pas
> une machine �* conquérir et conserver le pouvoir. Il s’accorde non sur un
> visage ou une vague promesse mais sur un programme, et si le Souverain
> passe contrat avec lui, par son vote, ce parti sera tenu d’honorer son
> contrat. Pas plus qu’elle ne confond l’instruction avec l’information ou la
> recherche des raisons premières des choses avec les dernières nouvelles du
> monde, la république ne fait pas l’amalgame entre le suffrage et le
> sondage, la cité et la société. Car ceux qui confondent le peuple et la
> foule, ce qui est institué et ce qui est déchaîné, finissent par confondre
> la justice et le lynch. Ce qui doit être et ce qui est. Ce qui mérite de
> rester et ce qui mérite de passer.
>
> Le maître mot en démocratie sera donc communication. Et en république,
> institution. Il n’est pas étonnant que dans le vocabulaire républicain,
> instituteur ou institutrice soit un terme noble, comme la fonction, alors
> qu’il tend �* faire honte en démocratie. Du rectangle sacré — tableau noir
> ou petit écran — dérivent deux types de nomenklatura. Chaque régime sa
> noblesse. Celle de la vie et celle du diplôme. Le journaliste, le
> publicitaire, le chanteur, l’acteur, l’homme d’affaires composent le Gotha
> d’une démocratie. Le professeur, le tribun, l’écrivain, le savant, et même,
> paradoxe apparent, l’officier, composent celui d’une république.
>
> Une démocratie peut vivre �* son aise dans le vacarme ambiant, sûr qu’�*
> terme un ordre s’en dégagera tout seul. En république, la distinction et le
> discernement exigent des enceintes et des plages de silence. La première
> peut se définir comme on optimisme du bruit et la seconde comme un
> optimisme du recueillement. La « fête de la musique » (comme s’appelle ce
> jour-l�* le bruit) incarne la philosophie d’une démocratie, la minute de
> silence concentre l’âme d’une république.
>
> La mémoire est la vertu première des républiques, comme l’amnésie est la
> force des démocraties. L�* où l’homme fait l’homme, chaque enfant en
> naissant est âgé de six mille ans. Quand on n’a que l’histoire pour soi,
> s’amputer du passé serait se mutiler soi-même. Quand c’est Dieu qui fait
> l’homme, il le refait intact �* chaque naissance. Inutile de se remémorer ce
> qu’il y avait avant nous, chaque époque recommence l’aventure �* zéro. Les
> plus grands honneurs seront rendus ici aux bibliothèques, l�* aux
> télévisions. Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des
> grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue le temps
> agréablement. Une république comme une bibliothèque est composée de plus de
> morts que de vivants, alors qu’en démocratie comme �* la télé seuls les
> vivants ont le droit d’informer les vivants. Chaque système a ses
> inconvénients, on en discute.
>
> La république aime l’égalité, sans être égalitariste. Car ce n’est pas la
> justice mais le ressentiment qui entend niveler les conditions et les
> récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts. Il s’agit de
> les proportionner — éternel problème sans formule passe-partout, dont la
> solution toujours précaire appelle l’interminable combat pour la justice.
> L’égalité sociale n’est pas au programme de la démocratie où l’on parle
> d’autant plus haut et fort des libertés publiques et individuelles qu’on
> veut surmonter l’embarras suscité par les inégalités économiques. Sous le
> terme d’« égalité », le démocrate peut se contenter de l’égalité juridique
> devant la loi ; mais le républicain y ajoute obligatoirement une certaine
> équité des conditions matérielles, sans laquelle le pacte civique devient,
> �* ses yeux, un faux-semblant léonin. Le fait que des myriades de parias et
> d’intouchables y meurent chaque jour sur les trottoirs n’empêche pas l’Inde
> d’être une authentique démocratie (malgré son nom de République). Le fait
> qu’�* New York des milliers de homeless et de drogués dorment dans les parcs
> en hiver, que les pauvres aient leurs hôpitaux et leurs écoles et les
> riches les leurs, sans comparaison possible, n’enlève rien au rayonne ment
> mondial et justifié de la statue de la Liberté. Il n’y a plus, dans un
> pays, de république, mais il y a encore démocratie lorsque l’écart des
> revenus et des patrimoines y est de l �* 50. L’idéal républicain postule,
> lui, un certain respect des proportions. Les salaires faramineux des
> vedettes et des puissants du jour, par hasard révélés au public, ne
> suscitent chez le fauché démocrate qu’un haussement d’épaules simples
> rançons, dira-t-il, de la liberté d’entreprendre. Ce n’est pas, en
> revanche, pour le républicain, poser �* l’ascète ou au spartiate que de
> réprouver les fossés du luxe et l’accroissement des privilèges. La pauvreté
> émeut une démocratie elle ébranle une république. La première veut un
> maximum de solidarité— et quelques dons. La seconde, un minimum de
> fraternité, et beaucoup de lois. Et ce que l’une confie �* des fondations,
> l’autre le demande d’abord �* des ministères.
>
> On peut aussi traduire ces deux sensibilités en idéologies rassurantes et
> répéter avec les grands ancêtres le socialisme, c est la république, et le
> libéralisme, la démocratie, poussées l’une et l’autre jusqu’au bout. Mais
> cette opposition, parfaite ment exacte, apparaîtra rétro aux lecteurs de «
> Globe ». Les socialistes eux-mêmes, ces « vieux républicains », se voulant
> désormais jeunes et branchés, le thème « inégalités sociales » passe
> derrière l’antienne « droits de l’homme ».
>
> Un républicain se gardera de dissocier l’homme du citoyen parce que c’est
> l’appartenance �* la cité qui donne �* un homme ses droits politiques. Dés le
> moment où l’individu n’est plus traité comme citoyen mais comme un simple
> particulier, l’esclavage pointe �* l’horizon — et dans l’immédiat,
> l’arbitraire, qui est l’absence de lois. La liberté en république n’advient
> �* l’individu que par la force des lois, c’est-�*-dire par l’Etat. Il n’est
> pas étonnant que les démocrates ne parlent que des « droits de l’homme »
> quand un républicain ajoute toujours : « et du citoyen ». Ajout qui n’est
> pas �* ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la condition
> de la tolérance et non son opposé.
>
> Cela n’interdit pas qu’en son privé, et assez souvent, le républicain
> réfractaire �* l’air du temps se conduise en « individualiste » et le
> démocrate, âme poreuse que le social oblige, en « socialisé ».
> L’individualisme, dont la démocratie fait religion, devient alors l’âme
> d’un monde sans individus, l’arôme spirituel du mouton. La statistique
> promeut plus sûrement l’opinion médiocre que l’opinion éclairée. Les
> chambardeurs qui vénèrent la différence, brocardent vulgates et
> orthodoxies, baptisent « liberté » le « fais ce que voudras », se
> ressemblent parfois plus entre eux que les esprits rangés pour qui la
> liberté consiste �* bien penser et �* faire ce qu’on doit. Thélème n’est pas
> toujours où l’on pense.
>
> Combler les écarts entre individus, c’est l’idéal d’un monde où une
> discussion est dite utile lorsqu’elle permet �* des adversaires d’harmoniser
> in fine leurs points de vue en émoussant les arêtes, comme si la démocratie
> nous imposait ce devoir envers autrui : tomber d’accord. En république, on
> ne juge pas inutile de débattre pour clarifier ses différences, voire pour
> les aiguiser dans un mutuel respect. « Les extrêmes me touchent » est le
> mot d’un républicain. « Tout ce qui est excessif est insignifiant » celui
> d’un démocrate. La gageure du républicain: allier la malséance �* la
> courtoisie. Incommode, on le voit, ce régime qui a d’abord besoin d’esprits
> incommodes.
>
> La démocratie, qui marche au consensus, a besoin, pour se désennuyer, de
> scandales et de « révélations », comme de « in » et de chic, la mode
> servant d’ombre portée au conformisme. Monstre d’orgueil et âme noble,
> Stendhal est le républicain par excellence. Son ami Mérimée, un démocrate
> profond. Victor Hugo est républicain, Sainte-Beuve démocrate. (Faubert ni
> l’un ni l’autre.) Il fallait être un peu seigneur pour dire non �* Napoléon
> III, ami des pauvres et champion avoué de la démocratie, �* qui le suffrage
> universel donna la majorité jusqu’�* la fin. Minoritaire, un républicain
> s’enflamme. Un démocrate en minorité est un homme (ou une femme) déprimée
> (e).
>
> Il n’y aurait pas jeu de société plus actuel que le « qui est quoi ? » Joxe
> et Chevènement, « républicains » ? Lang et Jospin, « démocrates » ?
> Chevénement a rendu son honneur �* l’Ecole, mais Joxe admet volontiers le
> « foulard » dans l’école publique. Rien n’est simple. Mitterrand semble «
> républicain » dans l’adversité, « démocrate » par beau temps, vent en poupe
> (cela vaut mieux que l’inverse). Janus bifrons, il file �* présent des jours
> tranquilles �* l’Elysée. Michel Rocard est un démocrate type. Dans les
> allées du pouvoir, partout, les républicains ont cédé le pas. En règle
> générale, le républicain n’aime pas l’économie, qui le lui rend bien, Les
> inspecteurs des Finances, eux, adorent la démocratie. On sait qu’avoir
> l’économie pour idéal conduit vite �* faire l’économie de l’idéal. A
> l’inverse, ne pas faire ses comptes, c’est faire bon marché de la sueur des
> hommes. Trop d’économisme tue la république ? Pas assez, aussi. Rien n’est
> simple. « Le Monde » fut longtemps un journal « républicain ». « Libération
> » est un journal « démocrate » depuis le début. Antirépublicain de
> naissance, en quelque sorte, par filiation soixante-huitarde.
>
> Il pourrait s’en déduire une petite caractérologie amusante pour longue
> soirée d’hiver. Si forte est l’interpénétration des types que vous serez
> sûr, au moment de dire une vérité, de faire aussi une bourde, Mais comment
> résister �* la tentation d’observer que le républicain est meilleur �*
> l’écrit et le démocrate �* l’oral ? L’un séduit (hommes ou femmes) en
> marquant ses distances : c’est un froid(e). Il (ou elle) peut en jouer.
> C’est un être de fidélité, mais égoïste. L’autre est chaleureux, plus
> facile d’accès. Il propose �* tous et �* toutes et tout de suite de bons
> moments. C’est un être de proximité. De fugacité aussi. Quand il parle en
> public, le républicain semble emphatique ou cassant. Ce qu’il dit est peut-
> être juste, mais cela sonne faux. Le démocrate est enjoué et piquant :
> c’est peut-être faux mais ça sonne juste. Pour celui-ci, un homme en tête
> du hit-parade ne peut pas être tout �* fait mauvais. Ni un auteur non
> reconnu vraiment bon. L’autre aussi lira son Top 50 mais de bas en haut. Le
> républicain est-il misogyne ? Et le démocrate androgyne ? Dangereux dans
> notre culture sont les poncifs sexuels. Mais éclairantes, les polarités.
> Disons alors que l’Homo republicanus a les défauts du masculin, l’Homo
> democraticus, les qualités du féminin. Au républicain importe surtout le
> temps qui passe, celui qui ronge et dégrade l’énergie.
>
> D’où l‘angoisse, la crispation. On se raidit parce que cela se défait tout
> seul. Au démocrate importe d’abord le temps qu’il fait. Pas d’inquiétude,
> les saisons tournent, et le soleil viendra après la pluie. Le jean après le
> tchador. La réconciliation après la bataille. Il croit si peu en la guerre
> qu’il prépare déj�* la paix au premier coup de feu. C’est dangereux en
> période de crise. Qui est le sage, qui est le fou ? Comment savoir ? Il
> faudrait les marier, ces deux-l�*. Ça réduirait les risques. Rassurez-vous.
> La vie le fait toute seule, comme en se jouant.
>
> En matière politique, la critique des beautés n’est guère conseillée. On
> préfère s’attarder sur les anomalies et les monstruosités. Non sans motif:
> elles nous dévoilent, dit-on, le fond des choses. Il y a une pathologie de
> la république. Au siècle dernier, Hippolyte Taine, l’auteur le moins lu et
> le plus cité par nos hommes de gauche modernes (�* leur insu), a tout dit
> sur le jacobin glacial et sans âme, égaré par l’esprit de géométrie,
> méprisant les hommes réels au nom d’une idée de l’homme. Cet « abominable »
> théoricien ce « régent de collège » est un danger public ambulant.
> Regardez-le passer. Sec, maigre, suspicieux — une guillotine au fond des
> yeux. Ecoutez-le parler. Il explique tout et ne comprend rien. Et tout
> n’est pas faux dans cette caricature conservatrice. Il est vrai qu’une
> république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en
> bordel. Une tentation autoritaire guette les républiques incommodes, comme
> la tentation démagogique les démocraties accommodantes.
>
> Il serait décent de mettre en vis-�*-vis les dérapages, mais les adversaires
> de chaque modèle crieront �* la fausse symétrie. C’est un fait
> qu’aujourd’hui la critique du modèle républicain s’exerce volontiers �*
> partir de sa maladie. Dans la fermeté des principes, on dénoncera la
> rigidité des attitudes; dans la volonté de cohérence, le goût de la
> coercition ; dans la logique, le simplisme. Le républicain inculpé ne
> trouvera qu’avantage �* retourner le compliment au démocrate : vous me jugez
> arrogant (le terme le plus fréquemment associé �* « français » dans toutes
> les bouches d’Europe) ? Je vous trouve bien complaisant. Dogmatique, moi ?
> Regardez-vous dans la glace, jeune homme plus éclectique que vous on meurt.
> Vous vantez votre souplesse, pour vous cacher votre mollesse. Réaliste,
> vous ? Opportuniste, vous voulez dire. Vous me voyez guerrier et sectaire?
> Je vous vois capitulard et courant d’air. Ces échanges de politesses
> permettent �* chaque camp de resserrer les rangs. La diatribe a cet avantage
> qu’elle évite le dialogue. Chacun se trouve beau dans le miroir déformant
> du voisin : la polémique par la pathologie est une ruse classique du
> narcissisme.
>
> Ce n’est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république excitent
> �* présent mille fois plus de railleries que celles de la démocratie. Le
> rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces. Dans la République
> française de 1989, la république est devenue minoritaire. Et le minoritaire
> aux yeux du démocrate est toujours laid.
>
> Le démocrate a vaincu. Le républicain ne semble plus mener que des combats
> d’arrière-garde. Cette victoire par KO ne sanctionne pas la fin d’un match,
> pour la simple raison qu’il n’y a pas eu affrontement mais un glissement de
> plaques tectoniques sous nos pieds. La nation continue de parler en
> république, la société agit et pense en démocratie. Il y a décalage entre
> la norme et la culture, entre l’histoire de France et la vie des Français.
> Ce déphasage entre le protocole et les usages explique le porte-�*-faux des
> élèves et des professeurs. Comme le montrent les enquêtes sur le voile, un
> Français de plus de 45 ans a deux chances sur trois de réagir en
> républicain, et de moins de 25 en démocrate. La république paraît une idée
> de vieux. L’école laïque aussi, Ni l’une ni l’autre ne sont « sympas ».
> Elles impliquent des devoirs quand tout alentour nous parle droits de
> l’homme, avoir sans débit, plaisir sans peine. Intégration sans règle. Les
> démocrates aiment mieux la jeunesse que les principes ?. Ce n’est pas une
> nouvelle. L’époque est �* l’ample, non au cintré ; aux épaulettes, non �* la
> blouse grise. Il faut vivre avec son temps, peu importe la loi si elle est
> d’un autre âge. Ainsi avons-nous célébré en 1989 la naissance de l’idée
> française dans les formes américaines, et tout le monde d’applaudir au
> défilé Goude, apothéose démocratique, abomination républicaine. « On m’a
> volé mon Bicentenaire » ? Non : on m’a volé ma République.
>
> Disons qu’il y a eu décalage entre l’intention et le résultat. Parti en
> 1981 pour « réconcilier le socialisme et la liberté », grandiose aventure,
> la gauche en est arrivée �* réconcilier Raymond Barre avec Harlem Désir.
> C’est méritoire, mais pas vraiment surhumain, car ils n’étaient pas
> vraiment brouillés (la convivialité n’ayant jamais fait tort �* la Bourse).
> Sous le nom de « socialisme »,les descendants du Parti républicain prônent
> et pratiquent la démocratie libérale, Michelet a accouché de Tocqueville.
> Bonne ou mauvaise, la surprise mérite explication.
>
> On ne reprendra pas ici dans le détail les crises, mutations,
> métamorphoses, écroulements, dépassements qui ont envoyé �* la trappe, �*
> domicile, le modèle républicain. Les sociologues font fort bien leur
> métier, et c’est évidemment un phénomène de société que l’abdication de
> l’idée devant l’image, du père devant le fils de pub, de la chose publique
> devant les cultes privés.
>
> Il faudrait évoquer l’affaiblissement matériel, objectif, mesurable, de la
> France dans le monde. Cette mise �* niveau a rasé les vieilles haies du
> bocage, donnant libre cours au vent d’Amérique qui balaie tout sur son
> passage. Comme le soft chasse le hard, les santiags les galoches, le
> compact les 45-tours. Et le fax le bélino. Les sociologues parlent
> d’acculturation, comme les philosophes jadis d’aliénation, pour décrire ces
> situations où le propre est vécu comme autre et l’étrangeté comme propre.
> La république, frappée parait-il d’obsolescence technologique comme un
> produit de première génération, est sentie par ses inventeurs comme une
> chose étrangère et étrange, un folklore un peu comique. Non ou pas
> seulement parce que les sciences sociales ont supplanté la philosophie �*
> l’université, mais perce que des deux côtés de la rue Soufflot, �* l’angle
> du boulevard Saint-Michel, un Free Time et un McDonald’s ont remplacé le
> Maheu et le Capoulade. Les formes du décor urbain ont plus d’incidence
> qu’on ne croit sur les contenus d’enseignement. Ce qu’on mange sur ce qu’on
> croit, et ce qu’on entend sur ce qu’on attend.
>
> Notre establishment intellectuel, qui regarde l’histoire de France depuis
> les self-services d’outre-Atlantique, n’en revient pas de nos menus �* prix
> fixe. Aussi a-t-il escamoté « De la République en France » sous « De la
> démocratie en Amérique ». Tournant le dos �* Michelet, ce naïf, ce pompier,
> il a demandé �* M. Tocqueville de présenter 1789 au public, c’est-�*-dire
> d’expliquer la Révolution comme une simple étape locale de l’avènement
> démocratique mondial, qui met la Révolution entre parenthèses, et la
> République. Notre establishment médiatique monte en une « la fin de
> l’Histoire » de M. Fukuyama, fonctionnaire au Département d’Etat américain,
> qui, dans la revue « National Interest » (imagine-t-on une revue française
> avec un pareil titre ?), traduit fort improprement ce que M. Kojève
> expliquait fort subtilement �* Paris après guerre et �* sa suite des dizaines
> de philosophes français. Notre establishment politique tient pour un
> progrès qu’un gouvernement de gauche saisisse le Conseil d’Etat et non le
> parlement sur la question de l’école. « Etat de droit » fait chic, « peuple
> souverain », ringard. Le gouvernement des juges n’est-il pas le dernier mot
> de la démocratie ? Les « autorités administratives indépendantes » ne sont-
> elles pas, partout, des garants d’objectivité et de neutralité? Bien
> archéo, le naïf qui croit que le juge était l�* pour appliquer la loi, et le
> citoyen pour la faire. C’est l’inverse.
>
> Il faudrait évoquer l’abaissement de l’Etat et de l’idée d’Etat au-dedans.
> Le recul du service public sous couvert de la lutte contre les monopoles
> d’Etat. Le salut par la privatisation, le mécénat et la sponsorisation,
> l’alignement des chaînes publiques sur les chaînes privées, et tant de
> reconversions amplement décrites. La République ne veut pas un Etat fort
> mais un Etat digne. Quand, les ressources budgétaires en baisse, la dignité
> devient hors de prix, le mieux-disant démocratique emporte le marché. Ce
> n’est pas un choix mais un automatisme.
>
> Il faudrait évoquer la crise de la raison et de l’universel du XVIIIème
> siècle, Hiroshima et Tchernobyl, mais aussi Lévi-Strauss, Freud, Nietzsche
> et le père Marx qui ont, sans aucun doute, relativisé les absolus de
> Condorcet, tous les présupposés de son club de pensée ingénument baptisé
> Société des Amis de la Vérité, qui le premier en France lança, en 1971, le
> manifeste républicain. Sans oublier le retour de la famille et des bons
> sentiments, la victoire de la tripe sur la logique, de l’humanitarisme sur
> l’humanisme. La promotion du médecin et la dépression du militant. Le
> regain de la vie associative et l’évaporation des partis.
>
> Il faudrait évoquer la décentralisation, le come-back des notables, la
> nouvelle gloire des féodalités provinciales, le retour de Maurras par la
> gauche, « vivre au pays » et « droit �* la différence ». La réhabilitation
> démocratique de l’Ancien Régime et de ses « diversités ». La
> régionalisation pédagogique, l’abandon subreptice du concours national
> comme de l’inspection générale, bref la liquéfaction de l’école comme
> institution au bénéfice des « communautés éducatives ». Il nous faudrait
> surtout et d’abord parler de l’Europe, notre beau messianisme de riches.
>
> Ce gros et mol estomac se fait assez peu remarquer. C’est que nous sommes
> dedans, et son action est lente. Les sucs gastriques communautaires
> dissolvent en silence les divers résidus des accidents de l’histoire
> européenne. Contre-culture assez singulière, la république était l’un
> d’eux. Sa digestion se fait démocratiquement �* la majorité. Par réduction
> des marges de souveraineté de l’Etat et subordination du législateur au
> technocrate, qui n’a �* répondre de rien devant personne. La bouillie sera-
> t-elle conforme ? Pas plus qu’on ne naît laïque on ne naît républicain : on
> le devient. On peut aussi, et pour les mêmes raisons, cesser de l’être. La
> république n’est pas une prédestination mais une situation. Elle se gagne
> par l’effort, et se perd sans effort. L’avenir dira si « l’intégration
> européenne » désignera ou non la meilleure façon qu’avait l’Europe
> d’enlever de sa chaussure le petit caillou français, que lui avait glissé
> en partant, la vilaine, notre Révolution.
>
> Dans l’Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier Etat-
> nation du continent devient retardataire. On s’était cru en avance parce
> qu’on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, pour qu’une société se
> fonde non sur l’obéissance des fidèles, ni sur l’appétit de consommateurs,
> mais sur l’autonomie des citoyens. Si Dieu revient un peu partout avec ses
> capucins et ses traders, en force ou en douceur, l’avant-garde se retrouve
> �* la remorque. Pour se montrer concurrentielle, la France devra-t-elle
> alléger son train de vie, se décrisper en quelque sorte ? Une république �*
> Bruxelles, n’est-ce pas bien encombrant ?
>
> Le modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens dans
> les rues et de plus en plus d’individus �* la maison, inspire la Communauté
> des convoitises, non celle des principes. « Eppur se muove ». N’est-ce pas
> fuir la réalité que d’habiller l’Europe des banquiers, la seule qui existe,
> avec le bleu de chauffe d’une Europe des travailleurs dont l’espoir ne luit
> que dans nos banquets ? La gauche française a fait de la construction
> européenne un mythe de substitution, censé combler le vide laissé dans les
> esprits par l’abandon du projet de construction d’une société nouvelle (ce
> dernier s’étant brisé, comme la barque de l’amour, contre la réalité). Elle
> n’avait peut-être pas le choix. Mais c’est un piège : si les socialistes
> veulent être de bons Européens, ils seront de mauvais socialistes. Et vice
> versa.
>
> Il suffirait de bons républicains. Et qu’au lieu d’apprendre de nos
> partenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en bons élèves méritants,
> ils soient assez lucides et culottés pour leur proposer les rudiments de la
> république (laïque et démocratique). Il n’est rien dont l’Europe ait
> aujourd’hui plus besoin : restituer aux individus leur dignité de citoyens.
> Si l’espace public ne leur confère plus cette dignité, ils iront la
> chercher ailleurs. Car il n’est pas de lien social sans référence
> symbolique. L’Etat commun �* tous viendrait-il �* perdre la sienne que les
> Eglises et les tribus le remplaceraient bientôt dans cette fonction
> unificatrice. Par simple appel d’air. Quand une république se retire sur la
> pointe des pieds, ce n’est pas l’individu libre et triomphant qui occupe le
> terrain. Généralement, les clergés et les mafias lui brûlent la politesse,
> tant il est vrai que chaque abaissement moral du pouvoir politique se paie
> d’une avancée politique des autorités religieuses, et d’une nouvelle
> arrogance des féodalités de l’argent.
>
> Car le sentiment ne suffit pas. Il faut �* la liberté personnelle des
> institutions, �* la volonté raisonnable des appartenances. Elles
> s’affaissent sans ossature. Une société de compassion et de bonnes paroles,
> sans règles ni discipline, ouvre la porte �* des duretés imprévisibles.
> Hier, c’est l’Etat et ses censures qui menaçait l’autonomie de l’individu,
> comme la liberté de conscience et d’expression. Aujourd’hui, c’est de la «
> société civile » — tohu-bohu d’appétits et d’intolérances masquées —que
> montent les plus grands périls (les demandes d’interdiction et
> d’exclusion). La loi du cœur ne peut �* elle seule faire face �* la montée de
> pouvoirs de plus en plus intolérants et incontrôlés — médias, clergés,
> sciences, administration. La défense de l’autonomie individuelle passe �*
> présent par la défense de l’Etat républicain et de la société qui lui
> correspond. L’ironie du sort faisant du plus impossible des régimes
> politiques le plus nécessaire. Du plus ringard, le plus futuriste,
>
> Et si la République, qui est d’hier, revenait demain ? Ce ne serait pas la
> première pirouette de l’opéra-planète qui n’a jamais cessé de suivre en son
> for intérieur le mot d’ordre de Giuseppe Verdi : « Tournons-nous vers le
> passé, ce sera un progrès ». Pour être résolument modernes, osons être
> archaïques. C’est en ressuscitant l’Antiquité gréco-romaine que les hommes
> de la liberté, ces grands nostalgiques, enjambant le XVIIIème vers
> l’arrière, ont devancé tous leurs contemporains. Nous oublions trop que
> l’Ancien Régime, c’était leur modernité �* eux. Ne la trouvant pas assez
> moderne, ils vainquirent l’ancien par l’antique : le style Louis XV par la
> rhétorique Brutus, Boucher par David. L’invention du futur a de ces ruses,
> comme si l’histoire, parfois, devait reculer pour mieux sauter.
>
> On voulait hier nous enfermer dans le dilemme d’un capitalisme libéral,
> élégant et cynique, et d’un socialisme étatiste, idiot et cynique. On a
> bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait pas l’essentiel en
> l’homme, qui est d’ordre culturel. Le second, qui trépasse, n’assurait même
> pas le minimum vital. Voudrait-on aujourd’hui pour faire pièce au nous-
> autres de l’Homo religiosus nous sommer de rallier le moi-je de l’Homo
> economicus qu’on répondrait : merci beaucoup, le nous-tous de la
> reconnaissance civique suffit. Il se pourrait en effet que le progrès,
> rétrograde �* sa façon, nous donne �* choisir entre deux sortes de retour la
> régression religionnaire ou la régression républicaine. Les tribus ou la
> nation. Les capucins ou les proviseurs. Auquel cas nous aurions tout
> intérêt �* demander �* Condorcet, Michelet et Jules Ferry de revenir faire
> trois petits tours �* la télé. Une République française qui ne serait pas
> d’abord une démocratie serait intolérable. Une République française qui ne
> serait plus qu’une démocratie comme les autres serait insignifiante.
>
> Régis Debray

 
Oud 17 februari 2007, 16:01   #3
tonton68
 
Berichten: n/a
Standaard Re: Etes-vous =?windows-1252?Q?d=E9mocrate_ou_r=E9publicain=3F?=


Jean Naimard, dis nous un peu pourquoi un républicain ne pourrait t'il
pas être démocrate! Un républicain est une personne qui croit en la
république et donc �* la démocratie, alors que par exemple un royaliste
ne croit pas en la démocratie! D'après l'histoire de France nous avons
vue les royalistes bafouer la démocratie �* tour de bras. Alors que la
république est le top de la démocratie.
Tu veux des exemples, il suffit de voir des vuillemin, des gaby(alias
captain)dénigrier tout ce qui ne ressemble pas �* leur façon de penser,
voil�* des gens qui se disent de gauche et qui bafoues la démocratie �*
tour de bras. J'en déduirais donc que les gens de gauche sont contre la
démocratie!












a écrit :
> Dans la foulée des "accommodements raisonnables", j’ai retrouvé ce vieux
> texte de Régis Debray paru en France il y une douzaine d’années, �* propos
> de l’affaire du foulard islamique.
>
>
> * * *
>
> Etes-vous démocrate ou républicain?
> Par Régis Debray.
> Le nouvel Observateur, 30 novembre-6 décembre 1995 / pp. 115-121
>
>> Trois foulards ont démontré, si besoin en était, que les années 1990
>> ne ressembleraient pas aux années 1980. Qu’on se reporte un peu en
>> arrière : tout dans la décennie qui s’achève portait �* l’acceptation
>> de cet ornement vestimentaire. C’étaient les années de l’individu-roi,
>> de la dispersion des modes, de l’apparence triomphante, du droit �* la
>> différence et de la grande tolérance “droit-de-l’hommiste”, celles des
>> tribus souveraines et de la naissance d’une conscience communautaire.
>> Années précieuses qui ont fait progresser les droits, modernisé la
>> démocratie française, acclimaté le réalisme économique, sonné le glas
>> du défi totalitaire. Années utiles qui ont contraint les intellectuels
>> largement discrédités par les errements des deux décennies précédentes
>> �* une cure de silence dont Max Gallo a eu grand tort de se plaindre il
>> fallait bien, pour tout repenser, un peu de calme et de discrétion.
>>
>> Il y a un mois, pour la première fois depuis longtemps, c’est autour
>> d’un texte produit par des philosophes que s’est organisé un grand
>> débat national. Pour la première fois depuis longtemps, la société de
>> l’individu sans frein s’est posé la question de l’interdiction, sans
>> que les partisans de la fermeté soient nécessairement catalogués dans
>> le camp des passéistes ou des réactionnaires. Droit, philosophie,
>> éthique prennent la place de la sociologie reine des années
>> soixante-dix et de l’économie impératrice des années 1980. Rien
>> d’étonnant puisque l’Europe rentrée dans l’histoire se pose
>> aujourd’hui une double question exaltante : comment construire la
>> démocratie �* l’Est, comment la développer �* l’Ouest ? Il y a un an
>> déj�*, « le Nouvel Observateur » dressait le décès des années 1980
>> tuées par l’aprés-krach (voir le numéro du 31 décembre 1988). Ce n’est
>> pas un hasard si c’est le même hebdomadaire qui a publié avec éclat
>> l’appel des cinq philosophes. Ce n’est pas un hasard si nous
>> consacrons aujourd’hui une place inhabituelle �* un autre texte de
>> fond, celui que nous a proposé Régis Debray.
>>
>> Alceste �* la plume acérée, Debray représente une tradition de pensée
>> que l’Observateur a souvent accueillie, sans y adhérer pour autant. Il
>> nous a seulement semblé que son analyse, par sa qualité et son
>> �*-propos, pouvait lancer un débat qu’il est dans notre vocation de
>> susciter. Etes-vous démocrate ou républicain ? Autrement dit
>> croyez-vous �* un particularisme français qui ferait de la République
>> une forme originale — et supérieure — de démocratie ? Ou bien
>> croyez-vous que le progrès passe justement par ‘la fin de l’exception
>> française et l’adaptation en France des avancées démocratiques des
>> pays anglo-saxons ? Le droit sans l’État, ou bien l’État garant do
>> droit ? Les deux modèles existent dans la vie politique, ils
>> sous-tendent deux attitudes, deux cultures politiques. On peut même en
>> faire un jeu de société. Qui est démocrate, qui est républicain ? […]
>> Debray se dit républicain. Dans les semaines qui viennent les
>> démocrates s’expliqueront. La discussion commence.
>>
>> Laurent Joffrin

>
> La question ne sera-t-elle donc jamais posée ? Celle qui commande �* tous
> les débats du jour l’identité d’une république, par quoi notre pays fait,
> en Europe et dans le monde, exception. Hier, un Code de la Nationalité.
> Aujourd’hui, un foulard. Demain, n’importe quoi : polémiques écrans,
> batailles sans raison. On ne guérira pas ces mauvaises fièvres sans en
> déceler la cause première.
>
> Nous payons tous �* présent, par une indéniable confusion mentale, la
> confusion intellectuelle entre l’idée de république issue de la Révolution
> française, et l’idée de démocratie, telle que la modèle l’histoire anglo-
> saxonne. On les croit synonymes, et chacun de prendre un terme pour un
> autre. Pourquoi les distinguer ? La société libérale et consumériste n’est
> qu’une figure parmi d’autres de la démocratie, mais si dominante et
> communicative qu’on la croit obligatoire, y compris dans les pays où la
> démocratie a pris d’autres visages.
>
> Refuser par exemple �* une jeune musulmane l’entrée d’une salle de classe
> tant qu’elle ne laisserait pas son voile au vestiaire ? « Bonne action »,
> clamera le républicain. Non, « mauvaise action ! » s’indignera le
> démocrate. « Laïcité », dira l’un. « Intolérance », dira l’autre. (Vous et
> moi avons répété la scène ces derniers temps.) Querelle de mots ? Non :
> quiproquo des principes.
>
> On peut se dire républicain sans se conduire en démocrate : certains voient
> même l�* notre tentation, voire notre héritage national. Royaume-Uni,
> Espagne, Belgique et beaucoup d’autres monarchies constitutionnelles
> témoignent �* l’inverse qu’on peut être démocrate sans être républicain. Il
> est des républiques de nom, qui n’ont ni les principes ni les contraintes
> de la nôtre : ainsi l’Allemagne et les Etats-Unis, qui méritent pleinement
> leur nom de démocraties (quoiqu’il y eût beaucoup de république dans la
> démocratie de Lincoln, comme le montre encore aujourd’hui la puissance du
> Congrès). L’absence de monarchie héréditaire ne fait pas plus une
> république, au sens fort et propre du mot, que l’appellation démocratie
> populaire n’annonçait le pouvoir du peuple.
>
> Chaque époque a ses fétiches. Nous avons �* présent, et c’est tant mieux,
> les droits de l’homme, l’Europe, la société civile, l’État de droit.
> Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit de loin. On
> comprend l’attrait qu’il exerce sur les peuples de l’Est européen et de
> Chine, la vertigineuse espérance qu’il incarne �* leurs yeux. Mais chez
> nous, c’est l’un de ces mots-valises qui confondent le genre et l’espèce,
> la classe et l’ordre. Nous sommes tous, en Europe, démocrates. Vive les
> élections libres ! Certes, ô combien. Mais l’humaniste ne crie pas « vive
> les glandes mammaires » parce que tous les hommes sont des mammifères. Les
> baleines, les chèvres et les humains donnent �* téter �* leurs petits, mais
> on demande �* l’humaniste un peu plus de précision, et �* l’humanité un petit
> effort supplémentaire. Comme l’Homo sapiens est un mammifère plus, la
> république est la démocratie plus. Plus précieuse et plus précaire. Plus
> ingrate, plus gratifiante. La république, c’est la liberté, plus la raison.
> L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La
> démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on
> éteint les Lumières.
>
> C’est une chose étrange en Europe qu’ « une République indivisible, laïque,
> démocratique et sociale » selon le préambule de notre Constitution de 1958
> (ou de 1946).
>
> Ce statut de droit légitime un état de fait. A histoire unique,
> Constitution unique. Il en découle un certain nombre d’usages,
> d’inhibitions, de passions et de devoirs dont nos amis et voisins
> démocratiques ne cessent de s’ébaudir ou de s’indigner. Comme l’indiquent
> les articles stupéfaits ou rigolards consacrés �* « l’affaire du voile » par
> les journaux européens les plus sérieux, il va de soi pour un Anglais ou un
> Danois que les Français sont une fois de plus tombés sur la tête. Ils n’ont
> pas tort. Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque des insensés
> eurent l’audace d’arracher �* Dieu, pour la première fois, le gouvernement
> des hommes sur un canton de la planète, nous sommes marginaux et �* contre-
> courant. Deux cents ans après et en dépit des apparences, notre République
> n’a pas en Europe de véritable équivalent. En 1889, il n’y avait que deux
> républiques sur notre continent : la France et la Suisse. Malgré quelques
> changements de noms, alentour, je me risquerai �* soutenir que la situation,
> cent ans plus tard, n’a pas beaucoup changé.
>
> A l’Audimat planétaire, nous voil�* encore plus �* l’index. Dans un monde où
> sur quelque 170 Etats souverains plus de 100 peuvent être déj�* qualifiés de
> religieux, les nations laïques forment une minorité en peau de chagrin.
> Dans la Communauté européenne qu’on dit sécularisée, la laïcité n’est nulle
> part un principe constitutionnel. Pas plus qu’elle ne l’est aux Etats-Unis
> d’Amérique (où le Premier Amendement ne stipule que la séparation des
> Eglises et de l’État), ou en URSS, où régna pendant soixante ans une
> religion d’Etat, le marxisme-léninisme (les Eglises n’ont évidemment pas
> l’exclusivité du cléricalisme). Les crucifix continuent de trôner, bien
> sûr, dans les écoles publiques d’Espagne. La déchristianisation n’empêche
> pas les petits Danois de commencer leur journée scolaire par un psaume. Ni
> le « God Save the Queen » de retentir en Grande-Bretagne où l’anglicanisme
> est d’Etat. Ni le Code pénal allemand (article 166) de sanctionner le
> blasphème, comme celui de la Hollande, patrie de la tolérance, où Rushdie
> n’a dû d’être publié qu’�* l’article 147 dudit code qui punit les seules
> injures faites �* Dieu mais non �* ses prophètes. Rappelons qu’en France le
> blasphème a cessé d’être un délit en 1791.
>
> Coupons court aux anecdotes. Pasteurs ou prêtres fonctionnarisés,
> enseignement religieux obligatoire �* l’école sauf demande expresse des
> parents, partis confessionnels domi�*nants, bonne conscience ou culpabilité
> omniprésentes en toile de fond : dans l’Europe du Marché commun, la
> politique n’a pas véritablement conquis sa pleine autonomie sur le
> religieux, lequel garde par ailleurs le monopole du spirituel. Dans
> l’Europe vaticane et luthérienne, où pape, mollahs et rabbins battent le
> rappel des ouailles, la république reste un corps étranger, dont rien
> n’assure qu’il est inassimilable. Les décisions communautaires ne se
> prennent-elles pas désormais �* la majorité ?
>
> La laïcité n’a pas sa raison en elle-même : s’y arrêter ou s’en obséder,
> c’est la ruiner �* terme. Elle n’est qu’un effet secondaire et dérivé d’un
> principe d’organisation. La clé de voûte de ce « pilier » n’est pas la
> démocratie — rarement laïque — mais la république, qui l’est
> nécessairement. Sa remise en question est logique. N’est-ce pas dans
> l’hiver 1940 que les devoirs envers Dieu furent rétablis dans les
> programmes de l’école primaire, et en 1941 que les curés furent autorisés �*
> venir faire le catéchisme en classe ? Au moment où, cachée derrière un
> auguste Maréchal, une technocratie jeune, compétente et moderniste prenait
> �* Vichy, entre un Mea culpa et un Te Deum, les commandes de l’État
> français, en lieu et place de « la République athée ».
>
> Nous le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre
> République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne, autoritaire
> et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage monarchique, cette
> noblesse d’Etat qui l’empâtent. La République française ne deviendra pas
> plus démocratique en devenant moins républicaine. Mais en allant jusqu’au
> bout de son concept, sans confusion.
>
> Opposer la république �* la démocratie, c’est la tuer. Et réduire la
> république �* la démocratie, qui porte en elle l’anéantissement de la chose
> publique, c’est aussi la tuer. Comment les démêler, s’ils sont
> indissociables ? Selon quels critères idéaux ? Tout gouvernement, pour
> borné que soit son horizon, repose sur une idée de l’homme. Même s’il ne le
> sait pas, le gouvernement républicain définit l’homme comme un animal par
> essence raisonnable, né pour bien juger et délibérer de concert avec ses
> congénères. Libre est celui qui accède �* la possession de soi, dans
> l’accord de l’acte et de la parole. Le gouvernement démocratique tient que
> l’homme est un animal par essence productif, né pour fabriquer et échanger.
> Libre est celui qui possède des biens —entrepreneur ou propriétaire. Ici
> donc, la politique aura le pas sur l’économie ; et l�*, l’économie
> gouvernera la politique. Les meilleurs en république vont au prétoire et au
> forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que
> donne ici le service du bien commun, ou la fonction publique, c’est la
> réussite privée qui l’assure l�*.
>
> En république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens
> composent « la nation », ce « corps d’associés vivant sous une loi commune
> et représenté parle même législateur » (Sieyés). En démocratie, chacun se
> définit par sa « communauté », et l’ensemble des communautés fait « la
> société ». Ici les hommes sont frères parce qu’ils ont les mêmes droits, et
> l�* parce qu’ils ont les mêmes ancêtres. Une république n’a pas de maires
> noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs, ou de proviseurs athées.
> C’est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs et des
> sénateurs mormons. Conci�*toyen n’est pas coreligionnaire.
>
> Au-dessus de la nation, il y a l’humanité. Au-dessus de la société, il y a
> Dieu. Le président �* Paris prête serment sur la Constitution votée par ceux
> d’en bas, et �* Washington sur la Bible, qui émane du Trés-Haut. Le premier,
> après son « Vive la République ! Vive la France ! » terminal, ira se faire
> encadrer dans sa bibliothèque avec les « Essais » de Montaigne dans les
> mains. L’autre terminera son discours sur « God Bless America » — et se
> fera photographier sur fond de bannière étoilée.
>
> En république la liberté est une conquête de la raison. La difficulté est
> que si on n’apprend pas �* croire, il faut apprendre �* raisonner. « C’est
> dans le gouvernement républicain, disait Montesquieu, qu’on a besoin de
> toute la puissance de l’éducation ». Une république d’illettrés est un
> cercle carré, parce qu’un ignorant ne peut être libre, participer �* la
> rédaction ou prendre connaissance des lois. Une démocratie où la moitié de
> la population serait analphabète n’est nullement impensable.
>
> En république, l’État est libre de toute emprise religieuse. En démocratie,
> les Eglises sont libres de toute emprise étatique. Par « séparation des
> Eglises et de l'État », on signifie en France que les Eglises doivent
> s’effacer devant l’État, et aux Etats-Unis que l’État doit s’effacer devant
> les Eglises. On comprend pourquoi : en souche protestante, terrain
> d’élection de la démocratie, le droit �* la dissidence était inclus dans la
> croyance, l’esprit de religion ne faisant qu’un avec l’esprit de liberté,
> En terrain catholique, le droit �* la dissidence a dû être arraché par
> l’État �* l’Eglise parce qu’elle se posait en proprié�*taire éternel du Vrai
> et du Bien. Et le rang assigné aux recteurs d’université et aux membres de
> l’Académie par le protocole républicain est celui qu’occupent cardinaux et
> évêques dans les cérémonies démocratiques. Une république fait passer ses
> écrivains et ses penseurs avant, une démocratie après ses agents de change
> et ses préfets de police. Bon indice que l’évolution du protocole,
>
> L’idée universelle régit la république. L’idée locale régit la démocratie.
> Ici, chaque député l’est de la nation entière. L�*, un représentant l’est de
> sa seule circonscription, ou « constituency ». La première proclame �* la
> face du monde les droits de l’homme universel, que personne n’a jamais vu.
> La seconde défend les droits des Américains, ou des Anglais ou des
> Allemands, droits déj�* acquis par des collectivités bien limitées mais
> réelles. Car l’universel est abstrait et le local concret, ce qui confère �*
> chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La raison étant sa référence
> suprême, l’État en république est unitaire et par nature centralisé. Il
> unifie par-dessus clochers, coutumes et corporations les poids et mesures,
> les patois, les administrations locales, les programmes et le calendrier
> scolaires. La démocratie qui s’épanouit dans le pluriculturel est fédérale
> par vocation et décentralisée par scepticisme. « A chacun sa vérité »,
> soupire le démocrate, pour qui il n’y a que des opinions (et elles se
> valent toutes, au fond). « La vérité est une et l’erreur multiple », serait
> tenté de lui répondre le républicain, au risque de mettre les fautifs en
> péril. Le self-government et les statuts spéciaux ravissent le démocrate.
> Ce dernier ne voit rien de mal �* ce que chaque communauté urbaine,
> religieuse ou régionale ait ses leaders « naturels », ses écoles avec
> programmes adaptés, voire ses tribunaux et ses milices. Patchwork
> illégitime pour un républicain.
>
> La démocratie peut laisser proliférer les particularismes, s’éclater les
> égoïsmes parce qu’In God We Trust est sa devise intime, au reste inscrite
> sur chaque billet vert. La one nation under God ne risque pas de se
> désagréger parce que Dieu est un bon fédérateur. Elle peut se montrer
> matérialiste �* gogo, individualiste en diable parce que le consensus
> intercommunautaire est pris en charge, quelle que soit la diversité des
> truchements confessionnels, par le message d’Abraham, (déposé sur la table
> de nuit de toutes les chambres d’hôtel). Les libéraux qui veulent importer
> en république une moitié de démocratie, sans son volet religieux, ne
> remplacent pas ce qu’ils détruisent car, amputée de son credo puritain,
> cette forme de gouvernement tourne �* la jungle sans foi ni loi. Le
> pragmatisme n’est pas �* la portée de la république, qui dépérit sans «
> grand dessein ». Car la métaphysique dont toute cité terrestre a besoin,
> elle ne peut la demander au Créateur ni �* aucune Révélation. Elle doit être
> �* elle-même sa propre transcendance. Elle peut donc mourir de gestion.
>
> En république, l’État surplombe la société. En démocratie, la société
> domine l’État. La première tempère l’antagonisme des intérêts et
> l’inégalité des conditions par la primauté de la loi ; la seconde les
> aménage par la voie pragmatique du contrat, de point �* point, de gré �* gré.
> Au règne des fonctionnaires, l�* où l’État, « recteur et vecteur de la
> formation nationale »(Pierre Nota), a aussi assuré, et depuis longtemps, la
> régulation sociale, s’oppose celui des juristes en terre marchande et
> protestante, l�* où la règle advient par le local et le privé. Aussi bien le
> nombre de juristes (avocats, notaires, conseils juridi�*ques) est-il en
> France très inférieur �* celui des pays voisins :1 pour 2000 habitants, mais
> I pour 1 000 en Grande-Bretagne, 1 pour 1200 en RFA et 1 pour 500 aux
> Etats-Unis.
>
> Une république se fait d’abord avec des républicains, en esprit. Une
> démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative
> indifférence, en se confiant �* la froide objectivité de textes juridiques.
> 50 % d’abstentions aux élections privent une république de substance, mais
> n’entament pas une démocratie. Le gouvernement des juges n’est pas
> républicain. Pas seulement parce qu’il dépossède le peuple législateur de
> sa souveraineté il dispense chaque citoyen de vouloir, en son âme et
> conscience, ce que les lois lui dictent.
>
> Et cela n’est pas contradictoire avec ceci que la démocratie met �*
> l’honneur le moralisme parce qu’elle confond le privé et le public, les
> vertus personnelles et les obligations civiques. On y prend volontiers la
> charité pour la justice, l’abbé Pierre pour phare, la Croix-Rouge et les
> Restos du Cœur pour une réponse satisfaisante �* la « question sociale ». La
> république qui sépare soigneusement le privé du public — pour les mêmes
> raisons qu’elle sépare le spirituel du temporel — se refuse �* juger ses
> hommes publics sur leur vie privée (comme aux Etats-Unis). Elle préfère le
> civisme. A ses yeux, on ne fait pas de bonne politique avec de bons
> sentiments ni même une morale. Il peut donc lui arriver d’exercer une
> justice sans charité.
>
> Une démocratie, si elle est petite ou moyenne, ou en dette avec son passe,
> peut avoir un statut de protectorat militaire sans malaise ni reniement.
> L’Allemagne, le Japon, l’Italie sont des démocraties. Une république ne
> peut remettre �* un tiers le soin de se défendre sans se nier comme
> république. La liberté �* l’intérieur ne fait qu’une avec la souveraineté �*
> l’extérieur. S’y appelle patriote celui qui, ne séparant jamais l’amour de
> la liberté de l’amour de son pays, ne reconnaît �* sa patrie aucune
> supériorité d’essence sur ses voisines. En opprimant plus faible qu’elle,
> une république viole ses propres principes, et le découvre tôt ou tard. En
> démocratie, les patriotes portent le nom de nationalistes, qui sont gens
> redoutables car prêts �* échanger la liberté contre la puissance.
>
> L�* où chaque citoyen doit pouvoir répondre de la liberté des autres, et
> donc, le cas échéant, porter les armes, on met la nation dans l’armée et
> l’année dans la nation. Que vaudrait l’égalité des citoyens devant la loi
> sans l’égalité devant la mort, et dés maintenant le service national ? Le
> principe républicain recommande l’armée de conscription. En démocratie, la
> défense nationale est souvent en temps de paix l’apanage de professionnels
> (comme aux Etats-Unis et du Royaume-Uni).
>
> En république, la citoyenneté ne dépend pas d’une situation de fait mais
> d’un statut de droit. Le droit de vote, par exemple, on l’a ou on ne l’a
> pas, mais si on l’a, c’est �* part entière. La souveraineté populaire ne se
> débite pas en tranches et les droits politiques ne se hiérarchisent pas.
> Une démocratie en revanche peut admettre d’avoir des citoyens de première,
> deuxième, troisième classe (un peu comme �* Athènes) : elle seule peut
> distinguer entre « droit de vote aux élections municipales » et « droit de
> vote aux élections nationales » — distinction contraire �* l’éthique comme
> �* la légalité républicaines.
>
> En république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village la
> mairie, où les élus délibèrent en commun du bien commun, et l’école, où le
> maître apprend aux enfants �* se passer de maître. Ou encore, pour faire
> image, l’Assemblée nationale et la Sorbonne. En démocratie, ce sont le
> temple et le drugstore, ou encore la cathédrale et la Bourse.
>
> La république, dans l’enfant, cherche l’homme et ne s’adresse en lui qu’�*
> ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte l’enfant
> dans l’homme, craignant de l’ennuyer si elle le traite en adulte. Nul
> enfant n’est comme tel adorable, dit le républicain, qui veut que l’élève
> s’élève. Tous les hommes sont aimables parce que ce sont au fond de grands
> enfants, dit le démocrate. Cela peut se dire plus crûment: la république
> n’aime pas les enfants. La démocratie ne respecte pas les adultes.
>
> En république, la société doit ressembler �* l’école, dont la mission
> première est de former des citoyens aptes �* juger de tout par leur seule
> lumière naturelle. En démocratie, c’est l’école qui doit ressembler �* la
> société, sa mission première étant de former des producteurs adaptés au
> marché de l’emploi. On réclamera en ce cas une école « ouverte sur la vie
> », ou encore une « éducation �* la carte ». En république, l’école peut être
> qu’un lieu fermé, clos derrière des murs et des règlements propres, sans
> quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) �* l’égard des
> forces sociales, politiques, économiques ou religieuses qui la tirent �* hue
> et �* dia. Car ce n’est pas la même école, qui se destine l’une �* libérer
> l’homme de son milieu et l’autre �* mieux l’y insérer. Et tandis que l’école
> républicaine sera réputée produire des chômeurs éclairés, on verra dans
> l’école démocratique une pépinière d’imbéciles compétitifs. Ainsi va la
> méchanceté, par tirs croisés.
>
> La république aime l’école (et l’honore); la démocratie la redoute (et la
> néglige). Mais ce que les deux aiment et redoutent le plus c’est encore la
> philosophie �* l’école. Il n’est pas de moyen plus sûr pour distinguer une
> république d’une démocratie que d’observer si la philosophie s’enseigne
> ou non au lycée, avant l’entrée �* l’université. On verra que dans la
> partie la plus démocratique de l’Europe, celle du Nord, de souche
> protestante, c’est l’enseignement religieux qui en tient lieu dans les
> classes terminales. Les systèmes d’enseignement démocratiques tiennent la
> philosophie pour un supplément d’âme facultatif, �* se partager entre
> pasteurs et poètes. En république, la philosophie est une matière
> obligatoire, qui n’a pas pour fin d’exposer des doctrines mais de faire
> naître des problèmes. C’est l’école et notamment le cours de philosophie
> qui, en république, relie d’un lien organique les intellectuels au peuple,
> quelle que soit l’origine sociale des élèves.
>
> Parce qu’elle est une idée, philosophique, la république est interminable,
> Elle se poursuit elle-même indéfiniment dans l’histoire, et ce qui la porte
> en avant est cet infini même, cette insatisfaction de soi. Farce qu’elle
> est un fait, sociologique, la démocratie peur se trouver belle en son
> miroir. Ce contentement de soi assez fréquent permet une propagande
> ethnocentrique mais efficace, Se jugeant indépassable, une démocratie se
> donne en modèle mondial, non sans bonne conscience. Se sachant imparfaite,
> et toujours trop particulière au regard de la République universelle
> qu’elle appelle de ses vœux, une république ne sera jamais qu’un exemple.
>
> En démocratie, où l’opinion fait loi, l’argent fait prime. Les appareils de
> production d’opinion coûtent en effet de plus en plus cher, L’image
> déclasse l’idée, l’oral domine l’écrit ; et dans les campagnes électorales
> d’une démocratie, l’affiche exhibe la photo couleur (coûteuse) du candidat,
> non sa profession de foi écrite noir sur blanc (bon marché). Aussi le
> publicitaire commande-t-il au responsable politique, qui en règle générale
> devra manœuvrer, après son élection, sous chantage médiatique. Il réglera
> sa politique selon les images qu’on peut ou non en donner, ajustant ses
> décisions successives aux degrés d’un baromètre dit d’opinion, lui
> indiquant chaque semaine la cote de popularité des uns et des autres. Tout
> comme le directeur d’une chaîne de télévision ajuste dans sa programmation
> l’offre �* la demande en fonction des résultats de l’Audimat.
>
> En république, le principe, qui est autre chose que le compromis des
> intérêts, règle les conduites. Un parti politique, par exemple, n’est pas
> une machine �* conquérir et conserver le pouvoir. Il s’accorde non sur un
> visage ou une vague promesse mais sur un programme, et si le Souverain
> passe contrat avec lui, par son vote, ce parti sera tenu d’honorer son
> contrat. Pas plus qu’elle ne confond l’instruction avec l’information ou la
> recherche des raisons premières des choses avec les dernières nouvelles du
> monde, la république ne fait pas l’amalgame entre le suffrage et le
> sondage, la cité et la société. Car ceux qui confondent le peuple et la
> foule, ce qui est institué et ce qui est déchaîné, finissent par confondre
> la justice et le lynch. Ce qui doit être et ce qui est. Ce qui mérite de
> rester et ce qui mérite de passer.
>
> Le maître mot en démocratie sera donc communication. Et en république,
> institution. Il n’est pas étonnant que dans le vocabulaire républicain,
> instituteur ou institutrice soit un terme noble, comme la fonction, alors
> qu’il tend �* faire honte en démocratie. Du rectangle sacré — tableau noir
> ou petit écran — dérivent deux types de nomenklatura. Chaque régime sa
> noblesse. Celle de la vie et celle du diplôme. Le journaliste, le
> publicitaire, le chanteur, l’acteur, l’homme d’affaires composent le Gotha
> d’une démocratie. Le professeur, le tribun, l’écrivain, le savant, et même,
> paradoxe apparent, l’officier, composent celui d’une république.
>
> Une démocratie peut vivre �* son aise dans le vacarme ambiant, sûr qu’�*
> terme un ordre s’en dégagera tout seul. En république, la distinction et le
> discernement exigent des enceintes et des plages de silence. La première
> peut se définir comme on optimisme du bruit et la seconde comme un
> optimisme du recueillement. La « fête de la musique » (comme s’appelle ce
> jour-l�* le bruit) incarne la philosophie d’une démocratie, la minute de
> silence concentre l’âme d’une république.
>
> La mémoire est la vertu première des républiques, comme l’amnésie est la
> force des démocraties. L�* où l’homme fait l’homme, chaque enfant en
> naissant est âgé de six mille ans. Quand on n’a que l’histoire pour soi,
> s’amputer du passé serait se mutiler soi-même. Quand c’est Dieu qui fait
> l’homme, il le refait intact �* chaque naissance. Inutile de se remémorer ce
> qu’il y avait avant nous, chaque époque recommence l’aventure �* zéro. Les
> plus grands honneurs seront rendus ici aux bibliothèques, l�* aux
> télévisions. Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des
> grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue le temps
> agréablement. Une république comme une bibliothèque est composée de plus de
> morts que de vivants, alors qu’en démocratie comme �* la télé seuls les
> vivants ont le droit d’informer les vivants. Chaque système a ses
> inconvénients, on en discute.
>
> La république aime l’égalité, sans être égalitariste. Car ce n’est pas la
> justice mais le ressentiment qui entend niveler les conditions et les
> récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts. Il s’agit de
> les proportionner — éternel problème sans formule passe-partout, dont la
> solution toujours précaire appelle l’interminable combat pour la justice.
> L’égalité sociale n’est pas au programme de la démocratie où l’on parle
> d’autant plus haut et fort des libertés publiques et individuelles qu’on
> veut surmonter l’embarras suscité par les inégalités économiques. Sous le
> terme d’« égalité », le démocrate peut se contenter de l’égalité juridique
> devant la loi ; mais le républicain y ajoute obligatoirement une certaine
> équité des conditions matérielles, sans laquelle le pacte civique devient,
> �* ses yeux, un faux-semblant léonin. Le fait que des myriades de parias et
> d’intouchables y meurent chaque jour sur les trottoirs n’empêche pas l’Inde
> d’être une authentique démocratie (malgré son nom de République). Le fait
> qu’�* New York des milliers de homeless et de drogués dorment dans les parcs
> en hiver, que les pauvres aient leurs hôpitaux et leurs écoles et les
> riches les leurs, sans comparaison possible, n’enlève rien au rayonne ment
> mondial et justifié de la statue de la Liberté. Il n’y a plus, dans un
> pays, de république, mais il y a encore démocratie lorsque l’écart des
> revenus et des patrimoines y est de l �* 50. L’idéal républicain postule,
> lui, un certain respect des proportions. Les salaires faramineux des
> vedettes et des puissants du jour, par hasard révélés au public, ne
> suscitent chez le fauché démocrate qu’un haussement d’épaules simples
> rançons, dira-t-il, de la liberté d’entreprendre. Ce n’est pas, en
> revanche, pour le républicain, poser �* l’ascète ou au spartiate que de
> réprouver les fossés du luxe et l’accroissement des privilèges. La pauvreté
> émeut une démocratie elle ébranle une république. La première veut un
> maximum de solidarité— et quelques dons. La seconde, un minimum de
> fraternité, et beaucoup de lois. Et ce que l’une confie �* des fondations,
> l’autre le demande d’abord �* des ministères.
>
> On peut aussi traduire ces deux sensibilités en idéologies rassurantes et
> répéter avec les grands ancêtres le socialisme, c est la république, et le
> libéralisme, la démocratie, poussées l’une et l’autre jusqu’au bout. Mais
> cette opposition, parfaite ment exacte, apparaîtra rétro aux lecteurs de «
> Globe ». Les socialistes eux-mêmes, ces « vieux républicains », se voulant
> désormais jeunes et branchés, le thème « inégalités sociales » passe
> derrière l’antienne « droits de l’homme ».
>
> Un républicain se gardera de dissocier l’homme du citoyen parce que c’est
> l’appartenance �* la cité qui donne �* un homme ses droits politiques. Dés le
> moment où l’individu n’est plus traité comme citoyen mais comme un simple
> particulier, l’esclavage pointe �* l’horizon — et dans l’immédiat,
> l’arbitraire, qui est l’absence de lois. La liberté en république n’advient
> �* l’individu que par la force des lois, c’est-�*-dire par l’Etat. Il n’est
> pas étonnant que les démocrates ne parlent que des « droits de l’homme »
> quand un républicain ajoute toujours : « et du citoyen ». Ajout qui n’est
> pas �* ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la condition
> de la tolérance et non son opposé.
>
> Cela n’interdit pas qu’en son privé, et assez souvent, le républicain
> réfractaire �* l’air du temps se conduise en « individualiste » et le
> démocrate, âme poreuse que le social oblige, en « socialisé ».
> L’individualisme, dont la démocratie fait religion, devient alors l’âme
> d’un monde sans individus, l’arôme spirituel du mouton. La statistique
> promeut plus sûrement l’opinion médiocre que l’opinion éclairée. Les
> chambardeurs qui vénèrent la différence, brocardent vulgates et
> orthodoxies, baptisent « liberté » le « fais ce que voudras », se
> ressemblent parfois plus entre eux que les esprits rangés pour qui la
> liberté consiste �* bien penser et �* faire ce qu’on doit. Thélème n’est pas
> toujours où l’on pense.
>
> Combler les écarts entre individus, c’est l’idéal d’un monde où une
> discussion est dite utile lorsqu’elle permet �* des adversaires d’harmoniser
> in fine leurs points de vue en émoussant les arêtes, comme si la démocratie
> nous imposait ce devoir envers autrui : tomber d’accord. En république, on
> ne juge pas inutile de débattre pour clarifier ses différences, voire pour
> les aiguiser dans un mutuel respect. « Les extrêmes me touchent » est le
> mot d’un républicain. « Tout ce qui est excessif est insignifiant » celui
> d’un démocrate. La gageure du républicain: allier la malséance �* la
> courtoisie. Incommode, on le voit, ce régime qui a d’abord besoin d’esprits
> incommodes.
>
> La démocratie, qui marche au consensus, a besoin, pour se désennuyer, de
> scandales et de « révélations », comme de « in » et de chic, la mode
> servant d’ombre portée au conformisme. Monstre d’orgueil et âme noble,
> Stendhal est le républicain par excellence. Son ami Mérimée, un démocrate
> profond. Victor Hugo est républicain, Sainte-Beuve démocrate. (Faubert ni
> l’un ni l’autre.) Il fallait être un peu seigneur pour dire non �* Napoléon
> III, ami des pauvres et champion avoué de la démocratie, �* qui le suffrage
> universel donna la majorité jusqu’�* la fin. Minoritaire, un républicain
> s’enflamme. Un démocrate en minorité est un homme (ou une femme) déprimée
> (e).
>
> Il n’y aurait pas jeu de société plus actuel que le « qui est quoi ? » Joxe
> et Chevènement, « républicains » ? Lang et Jospin, « démocrates » ?
> Chevénement a rendu son honneur �* l’Ecole, mais Joxe admet volontiers le
> « foulard » dans l’école publique. Rien n’est simple. Mitterrand semble «
> républicain » dans l’adversité, « démocrate » par beau temps, vent en poupe
> (cela vaut mieux que l’inverse). Janus bifrons, il file �* présent des jours
> tranquilles �* l’Elysée. Michel Rocard est un démocrate type. Dans les
> allées du pouvoir, partout, les républicains ont cédé le pas. En règle
> générale, le républicain n’aime pas l’économie, qui le lui rend bien, Les
> inspecteurs des Finances, eux, adorent la démocratie. On sait qu’avoir
> l’économie pour idéal conduit vite �* faire l’économie de l’idéal. A
> l’inverse, ne pas faire ses comptes, c’est faire bon marché de la sueur des
> hommes. Trop d’économisme tue la république ? Pas assez, aussi. Rien n’est
> simple. « Le Monde » fut longtemps un journal « républicain ». « Libération
> » est un journal « démocrate » depuis le début. Antirépublicain de
> naissance, en quelque sorte, par filiation soixante-huitarde.
>
> Il pourrait s’en déduire une petite caractérologie amusante pour longue
> soirée d’hiver. Si forte est l’interpénétration des types que vous serez
> sûr, au moment de dire une vérité, de faire aussi une bourde, Mais comment
> résister �* la tentation d’observer que le républicain est meilleur �*
> l’écrit et le démocrate �* l’oral ? L’un séduit (hommes ou femmes) en
> marquant ses distances : c’est un froid(e). Il (ou elle) peut en jouer.
> C’est un être de fidélité, mais égoïste. L’autre est chaleureux, plus
> facile d’accès. Il propose �* tous et �* toutes et tout de suite de bons
> moments. C’est un être de proximité. De fugacité aussi. Quand il parle en
> public, le républicain semble emphatique ou cassant. Ce qu’il dit est peut-
> être juste, mais cela sonne faux. Le démocrate est enjoué et piquant :
> c’est peut-être faux mais ça sonne juste. Pour celui-ci, un homme en tête
> du hit-parade ne peut pas être tout �* fait mauvais. Ni un auteur non
> reconnu vraiment bon. L’autre aussi lira son Top 50 mais de bas en haut. Le
> républicain est-il misogyne ? Et le démocrate androgyne ? Dangereux dans
> notre culture sont les poncifs sexuels. Mais éclairantes, les polarités.
> Disons alors que l’Homo republicanus a les défauts du masculin, l’Homo
> democraticus, les qualités du féminin. Au républicain importe surtout le
> temps qui passe, celui qui ronge et dégrade l’énergie.
>
> D’où l‘angoisse, la crispation. On se raidit parce que cela se défait tout
> seul. Au démocrate importe d’abord le temps qu’il fait. Pas d’inquiétude,
> les saisons tournent, et le soleil viendra après la pluie. Le jean après le
> tchador. La réconciliation après la bataille. Il croit si peu en la guerre
> qu’il prépare déj�* la paix au premier coup de feu. C’est dangereux en
> période de crise. Qui est le sage, qui est le fou ? Comment savoir ? Il
> faudrait les marier, ces deux-l�*. Ça réduirait les risques. Rassurez-vous.
> La vie le fait toute seule, comme en se jouant.
>
> En matière politique, la critique des beautés n’est guère conseillée. On
> préfère s’attarder sur les anomalies et les monstruosités. Non sans motif:
> elles nous dévoilent, dit-on, le fond des choses. Il y a une pathologie de
> la république. Au siècle dernier, Hippolyte Taine, l’auteur le moins lu et
> le plus cité par nos hommes de gauche modernes (�* leur insu), a tout dit
> sur le jacobin glacial et sans âme, égaré par l’esprit de géométrie,
> méprisant les hommes réels au nom d’une idée de l’homme. Cet « abominable »
> théoricien ce « régent de collège » est un danger public ambulant.
> Regardez-le passer. Sec, maigre, suspicieux — une guillotine au fond des
> yeux. Ecoutez-le parler. Il explique tout et ne comprend rien. Et tout
> n’est pas faux dans cette caricature conservatrice. Il est vrai qu’une
> république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en
> bordel. Une tentation autoritaire guette les républiques incommodes, comme
> la tentation démagogique les démocraties accommodantes.
>
> Il serait décent de mettre en vis-�*-vis les dérapages, mais les adversaires
> de chaque modèle crieront �* la fausse symétrie. C’est un fait
> qu’aujourd’hui la critique du modèle républicain s’exerce volontiers �*
> partir de sa maladie. Dans la fermeté des principes, on dénoncera la
> rigidité des attitudes; dans la volonté de cohérence, le goût de la
> coercition ; dans la logique, le simplisme. Le républicain inculpé ne
> trouvera qu’avantage �* retourner le compliment au démocrate : vous me jugez
> arrogant (le terme le plus fréquemment associé �* « français » dans toutes
> les bouches d’Europe) ? Je vous trouve bien complaisant. Dogmatique, moi ?
> Regardez-vous dans la glace, jeune homme plus éclectique que vous on meurt.
> Vous vantez votre souplesse, pour vous cacher votre mollesse. Réaliste,
> vous ? Opportuniste, vous voulez dire. Vous me voyez guerrier et sectaire?
> Je vous vois capitulard et courant d’air. Ces échanges de politesses
> permettent �* chaque camp de resserrer les rangs. La diatribe a cet avantage
> qu’elle évite le dialogue. Chacun se trouve beau dans le miroir déformant
> du voisin : la polémique par la pathologie est une ruse classique du
> narcissisme.
>
> Ce n’est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république excitent
> �* présent mille fois plus de railleries que celles de la démocratie. Le
> rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces. Dans la République
> française de 1989, la république est devenue minoritaire. Et le minoritaire
> aux yeux du démocrate est toujours laid.
>
> Le démocrate a vaincu. Le républicain ne semble plus mener que des combats
> d’arrière-garde. Cette victoire par KO ne sanctionne pas la fin d’un match,
> pour la simple raison qu’il n’y a pas eu affrontement mais un glissement de
> plaques tectoniques sous nos pieds. La nation continue de parler en
> république, la société agit et pense en démocratie. Il y a décalage entre
> la norme et la culture, entre l’histoire de France et la vie des Français.
> Ce déphasage entre le protocole et les usages explique le porte-�*-faux des
> élèves et des professeurs. Comme le montrent les enquêtes sur le voile, un
> Français de plus de 45 ans a deux chances sur trois de réagir en
> républicain, et de moins de 25 en démocrate. La république paraît une idée
> de vieux. L’école laïque aussi, Ni l’une ni l’autre ne sont « sympas ».
> Elles impliquent des devoirs quand tout alentour nous parle droits de
> l’homme, avoir sans débit, plaisir sans peine. Intégration sans règle. Les
> démocrates aiment mieux la jeunesse que les principes ?. Ce n’est pas une
> nouvelle. L’époque est �* l’ample, non au cintré ; aux épaulettes, non �* la
> blouse grise. Il faut vivre avec son temps, peu importe la loi si elle est
> d’un autre âge. Ainsi avons-nous célébré en 1989 la naissance de l’idée
> française dans les formes américaines, et tout le monde d’applaudir au
> défilé Goude, apothéose démocratique, abomination républicaine. « On m’a
> volé mon Bicentenaire » ? Non : on m’a volé ma République.
>
> Disons qu’il y a eu décalage entre l’intention et le résultat. Parti en
> 1981 pour « réconcilier le socialisme et la liberté », grandiose aventure,
> la gauche en est arrivée �* réconcilier Raymond Barre avec Harlem Désir.
> C’est méritoire, mais pas vraiment surhumain, car ils n’étaient pas
> vraiment brouillés (la convivialité n’ayant jamais fait tort �* la Bourse).
> Sous le nom de « socialisme »,les descendants du Parti républicain prônent
> et pratiquent la démocratie libérale, Michelet a accouché de Tocqueville.
> Bonne ou mauvaise, la surprise mérite explication.
>
> On ne reprendra pas ici dans le détail les crises, mutations,
> métamorphoses, écroulements, dépassements qui ont envoyé �* la trappe, �*
> domicile, le modèle républicain. Les sociologues font fort bien leur
> métier, et c’est évidemment un phénomène de société que l’abdication de
> l’idée devant l’image, du père devant le fils de pub, de la chose publique
> devant les cultes privés.
>
> Il faudrait évoquer l’affaiblissement matériel, objectif, mesurable, de la
> France dans le monde. Cette mise �* niveau a rasé les vieilles haies du
> bocage, donnant libre cours au vent d’Amérique qui balaie tout sur son
> passage. Comme le soft chasse le hard, les santiags les galoches, le
> compact les 45-tours. Et le fax le bélino. Les sociologues parlent
> d’acculturation, comme les philosophes jadis d’aliénation, pour décrire ces
> situations où le propre est vécu comme autre et l’étrangeté comme propre.
> La république, frappée parait-il d’obsolescence technologique comme un
> produit de première génération, est sentie par ses inventeurs comme une
> chose étrangère et étrange, un folklore un peu comique. Non ou pas
> seulement parce que les sciences sociales ont supplanté la philosophie �*
> l’université, mais perce que des deux côtés de la rue Soufflot, �* l’angle
> du boulevard Saint-Michel, un Free Time et un McDonald’s ont remplacé le
> Maheu et le Capoulade. Les formes du décor urbain ont plus d’incidence
> qu’on ne croit sur les contenus d’enseignement. Ce qu’on mange sur ce qu’on
> croit, et ce qu’on entend sur ce qu’on attend.
>
> Notre establishment intellectuel, qui regarde l’histoire de France depuis
> les self-services d’outre-Atlantique, n’en revient pas de nos menus �* prix
> fixe. Aussi a-t-il escamoté « De la République en France » sous « De la
> démocratie en Amérique ». Tournant le dos �* Michelet, ce naïf, ce pompier,
> il a demandé �* M. Tocqueville de présenter 1789 au public, c’est-�*-dire
> d’expliquer la Révolution comme une simple étape locale de l’avènement
> démocratique mondial, qui met la Révolution entre parenthèses, et la
> République. Notre establishment médiatique monte en une « la fin de
> l’Histoire » de M. Fukuyama, fonctionnaire au Département d’Etat américain,
> qui, dans la revue « National Interest » (imagine-t-on une revue française
> avec un pareil titre ?), traduit fort improprement ce que M. Kojève
> expliquait fort subtilement �* Paris après guerre et �* sa suite des dizaines
> de philosophes français. Notre establishment politique tient pour un
> progrès qu’un gouvernement de gauche saisisse le Conseil d’Etat et non le
> parlement sur la question de l’école. « Etat de droit » fait chic, « peuple
> souverain », ringard. Le gouvernement des juges n’est-il pas le dernier mot
> de la démocratie ? Les « autorités administratives indépendantes » ne sont-
> elles pas, partout, des garants d’objectivité et de neutralité? Bien
> archéo, le naïf qui croit que le juge était l�* pour appliquer la loi, et le
> citoyen pour la faire. C’est l’inverse.
>
> Il faudrait évoquer l’abaissement de l’Etat et de l’idée d’Etat au-dedans.
> Le recul du service public sous couvert de la lutte contre les monopoles
> d’Etat. Le salut par la privatisation, le mécénat et la sponsorisation,
> l’alignement des chaînes publiques sur les chaînes privées, et tant de
> reconversions amplement décrites. La République ne veut pas un Etat fort
> mais un Etat digne. Quand, les ressources budgétaires en baisse, la dignité
> devient hors de prix, le mieux-disant démocratique emporte le marché. Ce
> n’est pas un choix mais un automatisme.
>
> Il faudrait évoquer la crise de la raison et de l’universel du XVIIIème
> siècle, Hiroshima et Tchernobyl, mais aussi Lévi-Strauss, Freud, Nietzsche
> et le père Marx qui ont, sans aucun doute, relativisé les absolus de
> Condorcet, tous les présupposés de son club de pensée ingénument baptisé
> Société des Amis de la Vérité, qui le premier en France lança, en 1971, le
> manifeste républicain. Sans oublier le retour de la famille et des bons
> sentiments, la victoire de la tripe sur la logique, de l’humanitarisme sur
> l’humanisme. La promotion du médecin et la dépression du militant. Le
> regain de la vie associative et l’évaporation des partis.
>
> Il faudrait évoquer la décentralisation, le come-back des notables, la
> nouvelle gloire des féodalités provinciales, le retour de Maurras par la
> gauche, « vivre au pays » et « droit �* la différence ». La réhabilitation
> démocratique de l’Ancien Régime et de ses « diversités ». La
> régionalisation pédagogique, l’abandon subreptice du concours national
> comme de l’inspection générale, bref la liquéfaction de l’école comme
> institution au bénéfice des « communautés éducatives ». Il nous faudrait
> surtout et d’abord parler de l’Europe, notre beau messianisme de riches.
>
> Ce gros et mol estomac se fait assez peu remarquer. C’est que nous sommes
> dedans, et son action est lente. Les sucs gastriques communautaires
> dissolvent en silence les divers résidus des accidents de l’histoire
> européenne. Contre-culture assez singulière, la république était l’un
> d’eux. Sa digestion se fait démocratiquement �* la majorité. Par réduction
> des marges de souveraineté de l’Etat et subordination du législateur au
> technocrate, qui n’a �* répondre de rien devant personne. La bouillie sera-
> t-elle conforme ? Pas plus qu’on ne naît laïque on ne naît républicain : on
> le devient. On peut aussi, et pour les mêmes raisons, cesser de l’être. La
> république n’est pas une prédestination mais une situation. Elle se gagne
> par l’effort, et se perd sans effort. L’avenir dira si « l’intégration
> européenne » désignera ou non la meilleure façon qu’avait l’Europe
> d’enlever de sa chaussure le petit caillou français, que lui avait glissé
> en partant, la vilaine, notre Révolution.
>
> Dans l’Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier Etat-
> nation du continent devient retardataire. On s’était cru en avance parce
> qu’on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, pour qu’une société se
> fonde non sur l’obéissance des fidèles, ni sur l’appétit de consommateurs,
> mais sur l’autonomie des citoyens. Si Dieu revient un peu partout avec ses
> capucins et ses traders, en force ou en douceur, l’avant-garde se retrouve
> �* la remorque. Pour se montrer concurrentielle, la France devra-t-elle
> alléger son train de vie, se décrisper en quelque sorte ? Une république �*
> Bruxelles, n’est-ce pas bien encombrant ?
>
> Le modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens dans
> les rues et de plus en plus d’individus �* la maison, inspire la Communauté
> des convoitises, non celle des principes. « Eppur se muove ». N’est-ce pas
> fuir la réalité que d’habiller l’Europe des banquiers, la seule qui existe,
> avec le bleu de chauffe d’une Europe des travailleurs dont l’espoir ne luit
> que dans nos banquets ? La gauche française a fait de la construction
> européenne un mythe de substitution, censé combler le vide laissé dans les
> esprits par l’abandon du projet de construction d’une société nouvelle (ce
> dernier s’étant brisé, comme la barque de l’amour, contre la réalité). Elle
> n’avait peut-être pas le choix. Mais c’est un piège : si les socialistes
> veulent être de bons Européens, ils seront de mauvais socialistes. Et vice
> versa.
>
> Il suffirait de bons républicains. Et qu’au lieu d’apprendre de nos
> partenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en bons élèves méritants,
> ils soient assez lucides et culottés pour leur proposer les rudiments de la
> république (laïque et démocratique). Il n’est rien dont l’Europe ait
> aujourd’hui plus besoin : restituer aux individus leur dignité de citoyens.
> Si l’espace public ne leur confère plus cette dignité, ils iront la
> chercher ailleurs. Car il n’est pas de lien social sans référence
> symbolique. L’Etat commun �* tous viendrait-il �* perdre la sienne que les
> Eglises et les tribus le remplaceraient bientôt dans cette fonction
> unificatrice. Par simple appel d’air. Quand une république se retire sur la
> pointe des pieds, ce n’est pas l’individu libre et triomphant qui occupe le
> terrain. Généralement, les clergés et les mafias lui brûlent la politesse,
> tant il est vrai que chaque abaissement moral du pouvoir politique se paie
> d’une avancée politique des autorités religieuses, et d’une nouvelle
> arrogance des féodalités de l’argent.
>
> Car le sentiment ne suffit pas. Il faut �* la liberté personnelle des
> institutions, �* la volonté raisonnable des appartenances. Elles
> s’affaissent sans ossature. Une société de compassion et de bonnes paroles,
> sans règles ni discipline, ouvre la porte �* des duretés imprévisibles.
> Hier, c’est l’Etat et ses censures qui menaçait l’autonomie de l’individu,
> comme la liberté de conscience et d’expression. Aujourd’hui, c’est de la «
> société civile » — tohu-bohu d’appétits et d’intolérances masquées —que
> montent les plus grands périls (les demandes d’interdiction et
> d’exclusion). La loi du cœur ne peut �* elle seule faire face �* la montée de
> pouvoirs de plus en plus intolérants et incontrôlés — médias, clergés,
> sciences, administration. La défense de l’autonomie individuelle passe �*
> présent par la défense de l’Etat républicain et de la société qui lui
> correspond. L’ironie du sort faisant du plus impossible des régimes
> politiques le plus nécessaire. Du plus ringard, le plus futuriste,
>
> Et si la République, qui est d’hier, revenait demain ? Ce ne serait pas la
> première pirouette de l’opéra-planète qui n’a jamais cessé de suivre en son
> for intérieur le mot d’ordre de Giuseppe Verdi : « Tournons-nous vers le
> passé, ce sera un progrès ». Pour être résolument modernes, osons être
> archaïques. C’est en ressuscitant l’Antiquité gréco-romaine que les hommes
> de la liberté, ces grands nostalgiques, enjambant le XVIIIème vers
> l’arrière, ont devancé tous leurs contemporains. Nous oublions trop que
> l’Ancien Régime, c’était leur modernité �* eux. Ne la trouvant pas assez
> moderne, ils vainquirent l’ancien par l’antique : le style Louis XV par la
> rhétorique Brutus, Boucher par David. L’invention du futur a de ces ruses,
> comme si l’histoire, parfois, devait reculer pour mieux sauter.
>
> On voulait hier nous enfermer dans le dilemme d’un capitalisme libéral,
> élégant et cynique, et d’un socialisme étatiste, idiot et cynique. On a
> bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait pas l’essentiel en
> l’homme, qui est d’ordre culturel. Le second, qui trépasse, n’assurait même
> pas le minimum vital. Voudrait-on aujourd’hui pour faire pièce au nous-
> autres de l’Homo religiosus nous sommer de rallier le moi-je de l’Homo
> economicus qu’on répondrait : merci beaucoup, le nous-tous de la
> reconnaissance civique suffit. Il se pourrait en effet que le progrès,
> rétrograde �* sa façon, nous donne �* choisir entre deux sortes de retour la
> régression religionnaire ou la régression républicaine. Les tribus ou la
> nation. Les capucins ou les proviseurs. Auquel cas nous aurions tout
> intérêt �* demander �* Condorcet, Michelet et Jules Ferry de revenir faire
> trois petits tours �* la télé. Une République française qui ne serait pas
> d’abord une démocratie serait intolérable. Une République française qui ne
> serait plus qu’une démocratie comme les autres serait insignifiante.
>
> Régis Debray

 
 



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